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LE MYSTICISME

nomme un connaisseur, c’est l’homme et sa fatuité, l’homme et ses trucs, l’homme et ses inventions, l’homme misérable, pitoyable, chétif, égoïste. Entre des tessons et des tas de fumiers, entre des goujats ivres et des belles-madames ratatinées, à travers tous les spectacles de la débauche et de la corruption, nous suivons l’artiste qui s’y lance à cœur-joie, non pour recueillir un enseignement sain, non pour être émus de pitié ou pour bondir d’indignation, mais pour observer la dextérité du pinceau et savourer le scintillement de la couleur… La peinture n’est rien autre chose qu’un noble et expressif langage, inappréciable comme transmetteur d’idées, mais en lui-même et par lui-même absolument nul… Ce n’est pas la façon dont les choses sont représentées ou dites, mais ce qu’elles représentent et disent, qui détermine finalement la grandeur du peintre ou de l’écrivain… Les efforts primitifs de Cimabue et Giotto sont les messages enflammés d’une prédiction annoncée par les lèvres balbutiantes de petits enfants… Le tableau qui renferme plus d’idées et de plus nobles, si maladroitement qu’elles puissent être exprimées, est plus grand et meilleur que celui qui contient moins d’idées et de moins nobles, si bien représentées qu’elles soient… Plus insuffisants paraissent les moyens par rapport au but, et d’autant plus puissante sera l’impression de la force artistique [1] » .

Ces phrases furent décisives pour la direction des jeunes Anglais qui, vers 1843, unissaient des tendances artistiques au mysticisme des dégénérés et des hystériques.

  1. John Ruskin, Modern Painters, édition américaine, t. I, p. 21 et sqq.