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LE MYSTICISME

propre jugement et examine les choses en pleine clarté et indépendance, reconnaît naturellement aussitôt que les expressions mystiques sont dépourvues de sens et ne reflètent que la pensée confuse du mystique. Mais la majorité des hommes n’a ni confiance en soi-même ni capacité de jugement, et ne peut se défaire du penchant naturel que l’on a de lier à chaque mot un sens. Or, comme les mots du mystique n’ont en eux ou dans leur juxtaposition aucun sens déterminé, on leur en donne un arbitrairement, on y fait entrer un sens mystérieux. Aussi, l’effet du mode d’expression mystique sur les gens qui se laissent ahurir est-il très fort. Il leur donne à penser, comme ils disent, c’est-à-dire qu’il leur permet de s’abandonner à toutes les rêveries possibles, ce qui est beaucoup plus commode, et par conséquent plus agréable, que de suivre péniblement des aperceptions et idées à contours fermement dessinés ne permettant ni digressions ni échappées[1]. Il transporte leur esprit dans l’état d’activité intellectuelle déterminé par la seule association d’idées

    mystiques français, je réunirai un bouquet de semblables associations d’expressions incohérentes ou s’excluant les unes les autres, qui sont à rapprocher complètement de la manière de parler des fous déclarés cités par Legrain. Reproduisons seulement ici un passage du Roman russe (Paris, 1888), du Vte E. M. de Vogüé, dans lequel cet écrivain mystique caractérise excellemment, inconsciemment et sans le vouloir, mais vante en même temps, la nébulosité et le vide du style mystique. « Un trait leur est commun (à certains écrivains russes)… : l’art d’éveiller avec une ligne, un mot, des résonnances infinies, des séries de sentiments et d’idées… Les mots que vous lisez sur ce papier, il semble qu’ils ne soient pas écrits en longueur, mais en profondeur ; ils traînent derrière eux de sourdes répercussions, qui vont se perdre on ne sait où ». (P. 215) Et P. 227 : « Ils voient les choses et les figures dans le jour gris de la première aube ; les contours, mal arrêtés, finissent dans un possible confus et nuageux ».

  1. « Il est certain qu’il (le beau) n’a jamais autant de charmes