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PSYCHOLOGIE DU MYSTICISME

A la pensée nébuleuse du mystique répond sa façon indécise de s’exprimer. Le mot, même le plus abstrait, correspond à une représentation concrète ou à une notion formée des qualités communes à différentes représentations semblables, qui continue à trahir son origine concrète. Pour ce que l’on croit voir comme à travers de la fumée, sans forme reconnaissable, nulle langue n’a de mot. Mais le mystique, lui, a dans sa conscience de semblables représentations spectrales sans contours et sans autres qualités, et il emploie, pour les exprimer, ou des mots connus auxquels il donne un sens tout différent du sens familier à tous, ou il ressent l’insuffisance du vocabulaire créé par les gens sains et se forge des mots nouveaux, particuliers, entièrement incompréhensibles pour tout autre, et dont lui seul connaît le sens nuageusement chaotique ; ou enfin il incorpore les différentes interprétations qu’il donne à ses représentations informes dans autant de mots, et produit alors ces juxtapositions stupéfiantes d’expressions s’excluant les unes les autres, qui ne peuvent raisonnablement être unies d’aucune façon, et qui sont si caractéristiques pour le mystique. Il parle alors, comme les mystiques allemands des XVIIe et XVIIIe siècles siècles, du « feu froid » de l'enfer et de la « lumière obscure » de Satan, ou il dit, comme le dégénéré de la 28e observation de Legrain, que « Dieu lui apparaît sous la forme d’ombres lumineuses[1] », ou il remarque, comme un autre malade du même : « Vous m’avez procuré une soirée immuable [2] ». Le lecteur ou l’auditeur sain, qui a confiance en son

  1. Legrain, op. cit. , p. 177.
  2. ibid., p. 156. — Dans le chapitre qui traitera des néo--