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trompes matinales, abandonnent aussi leur lit de sable que la mer baigne de ses vagues ; le héros leur confie la garde du navire, et se dirige vers la ville qu’il cherche au hasard. Pitho[1] a voulu présider à son mariage ; elle va à sa rencontre comme il s’avance vers la maison d’Harmonie. Elle a pris les traits mortels d’une femme du service intérieur, et porte comme elle, sur son sein, le fardeau de la belle urne d’argent où elle va puiser le breuvage terrestre ; présage et emblème du bain préalable et régénérateur que l’époux devra subir un jour selon les coutumes du mariage. Il touchait presque à la ville et aux réservoirs limpides où les femmes, repliant en monceaux les voiles qu’elles vont blanchir, les foulent alternativement sous leurs pieds agiles lorsque Pitho, guide que lui envoie Vénus, l’enveloppe tout entier, de l’extrémité des pieds jusqu’à la tête, sous une épaisse nuée, et le conduit invisible au travers de la ville à la recherche du palais hospitalier du roi. C’est alors qu’une corneille, oiseau fatidique, posé sur une jeune branche de l’olivier de Pallas, ouvrit sa bouche bienveillante, et reprocha au héros de ralentir son pas nuptial, et de se rendre nonchalamment auprès d’Harmonie sa future épouse. La corneille, secouant ses ailes, fit entendre ces mordantes paroles :

« Cadmus n’est qu’un enfant, ou bien un novice en amour. L’amour se hâte et veut qu’on se hâte comme lui. Pardonnez, Pitho, si Cadmus vous retient quand Vénus vous excite. Pourquoi donc, heureux époux, lorsque le brûlant Éros t’appelle, chemines-tu si lentement ? Vraiment, tu as bonne grâce à naître dans le voisinage du charmant Adonis ! Il te sied bien d’être le compatriote des femmes de Byblos ! Oh ! non ! je me trompe. Tu n’as jamais vu ni le cours de l’Adonis ni le sol de Byblos, Byblos le séjour des Grâces, où la Vénus assyrienne tient sa cour, et non la pudique Minerve. Ce n’est pas Diane, c’est Pitho, l’amie du mariage et la nourrice des Amours, que tu as pour guide. Crois-moi, cesse de voyager ; vis près d’Harmonie, et abandonne Europe à son Taureau. Hâte-toi : Électre va t’accueillir, et ton navire recevra de ses mains un doux fardeau, si tu confies à Vénus le soin de ton amoureux commerce. C’est une fille de Vénus elle-même, c’est une autre Vénus qui est réservée à ta couche. Tu en sauras gré à la corneille, et tu diras qu’une fois elle a su prophétiser l’amour. En cela j’ai tort peut-être, mais Cypris m’inspire ; et c’est elle qui me fait prédire tes noces, tout oiseau « de Minerve que je suis. »

Après ces mots, elle clôt son bec babillard, sous le cachet du silence[2]. Cadmus cependant suivait les rues populeuses de la ville, quand le palais du roi lui apparut au loin, ouvert à tous, et soutenu par de hautes colonnes. Pitho alors tend son doigt indicateur qui supplée à la voix ; elle lui montre, sans parler, la maison étincelante de tant de merveilles diverses ;

  1. Pitho. — Pitho, déesse de la Persuasion, fait ici l’office de Pallas dans l’Odyssée. « O Phoebus ! » s’écrie Pindare, « l’adroite persuasion est la clef mystérieuse des plus chastes amours. » (Pyth. IX, v. 68.) Tout ce début n’est qu’une pâle copie de l’épisode de Nausicaa, divin chef-d’œuvre de la Muse antique ; on retrouve à chaque pas les coutumes signalées par Homère, et même parfois ses expressions. Les lavoirs primitifs, l’urne d’autrefois qui est la cruche de nos jours, le zèle des femmes foulant le linge sous leurs pieds pour le blanchir ; méthode encore en usage sur quelques points déserts de la Grèce continentale où le savon de Marseille tarde à pénétrer. Il n’y a en plus que cette image moderne, si souvent reproduite dans nos paysages grecs ou italiens, de la jeune fille qui porte si élégamment sous son bras sa cruche vide, en allant à la fontaine, pour la rapporter pleine sur sa tête, quand elle en revient. — On aura peut-être, à l’occasion de Pitho, remarqué cette coutume antique, le bain de l’époux, qui doit précéder le mariage. Elle avait passé, si elle n’en venait, dans les prescriptions du Talmud, qui l’étend aux épouses. Et tout récemment, le gouvernement de Meeklembourg-Schwérin a ordonné que les fiancées juives fussent contraintes à prendre, la veille de leurs noces, le bain exigé par les rites de leur religion. (Débats du 5 décembre 1854.)
  2. La corneille. — Notre corneille babillarde ne serait-elle pas le type primitif de ce perroquet du Tasse, qui, dans les jardins d’Armide, nous adresse en si beaux vers les préceptes d’une morale si relâchée ? E lingua snoda in guisa Iarga, e parte La voce si, ch’ assembra il sermon nostro. (Gerus., ch. X VI, st. 13.) Au reste, après toute sa rigueur envers les descriptions techniques des météores, Cunaus s’adoucit tout à coup aux exhortations amoureuses de la corneille. « Ces vers sont si doux et si beaux, » dit-il, « qu’à eux seuls ils rachèteraient bien des fautes. Notre poète, quand il parle de l’amour, se surpasse lui-même ; et, s’il n’eût pas traité d’autre sujet, personne ne lui eût été supérieur. » Le goût de Cunaus pour la harangue de l’oiseau va si loin qu’il trouve les plus agréables du monde, suavissimae, les pensées de cette cargaison d’amours conjugaux, et de l’amoureux commerce, où je ne puis voir qu’une phrase digne des Précieuses ridicules, nées douze cents ans plus tard. D’un autre côté, le terme grec κορώνη, très distinct de κορωνίς, ne signifie pas toujours corneille ; c’est quelquefois un oiseau de mer, ou le choucas. Rien ne m’empêcherait d’y voir la pie, qui appartient aussi par son bec et ses allures à la famille des corbeaux, et qui était consacrée à Bacchus au titre d’oiseau querelleur et bavard, défauts que donne l’ivresse.