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et troublent le calme sous leurs élans redoublés. L’attaque ne se borne pas à la mer ; et sur le continent aussi, des trombes incessantes d’une brûlante poussière accablent les tiges des jeunes et robustes épis.

C’est alors que la dispensatrice de l’élément régénérateur du monde, la nature, vint cicatriser les plaies de la Terre, fermer ses flancs entrouverts, enfin sceller de nouveau, du sceau d’une indestructible harmonie, les sommets des îles séparés de leurs bases. L’ordre se rétablit aussi dans la sphère. Le soleil replace la crinière du Lion près des épis de la Vierge, en la prolongeant par delà la route du zodiaque ; et la Lune, entraînant à la fois l’Écrevisse qui se balance sur le visage du Lion céleste, avec le Capricorne, qui marche en sens contraire, les rattache l’un à l’autre et les raffermit sur leurs fondements.

Cependant Jupiter n’oublia pas le chanteur Cadmus. Il dissipe la ténébreuse nuée qui le recouvre, l’appelle, et lui adresse ces paroles :

« Cadmus, puisque ta flûte a célébré les portes de l’Olympe, ma Lyre céleste célébrera ton hymen à son tour. Je te donne pour gendre à Mars, à Vénus ; et dans tes festins terrestres, tu auras les dieux pour convives. Je viendrai dans ton palais. Que pourrais-tu souhaiter de mieux que de voir le roi des immortels assis à ta table ? Si, dans la traversée de la vie, tu veux ne rencontrer que des flots paisibles et éviter les orages de la destinée, crois-moi, crains d’offenser le Dieu de Dircé, Mars toujours violent même quand il est sans colère[1]. Les yeux tendus, dans la nuit, vers le Dragon d’Aonie, fais-lui ton sacrifice en tenant à la main l’ophite odoriférant[2] puis invoque le Scorpion constellé, et brûle au feu de l’autel la corne anguleuse d’une biche d’Illyrie[3]. C’est ainsi que tu échapperas à toutes les amertumes que la destinée promit à la vie, et à la fatalité des fuseaux que filent les Parques, si jamais il fut donné de les conjurer.

« Oublie la colère de ton père Agénor, et ne redoute rien pour tes frères condamnés à errer comme toi. Ils vivent encore, mais ils sont séparés. Céphée[4], qui s’est dirigé vers les contrées méridionales, est chéri des Céphéens d’Éthiopie. Thasos[5] a fondé Thase. Cilix[6], aux pieds des cimes neigeuses du Taurus, règne sur la Cilicie. Phinée[7] a abordé en Thrace. J’en fais, en l’enrichissant des plus abondants métaux, l’époux prédestiné de la belle Cléopâtre, le gendre d’Orithyie et de Borée.

« Enfin, toi, pour qui le destin a réservé un sort tout pareil, tu vas donner et laisser à tes sujets le nom de Cadméens. Renonce désormais à tous les détours errants des voyages ; laisse là les traces du taureau ravisseur. Votre sœur est devenue l’épouse légitime et adorée d’Astérion de Dicté, roi de la forêt des Corybantes[8]. Tels sont mes propres oracles ; j’abandonne le reste à Apollon. Quant à toi, Cadmus, monte au centre de la terre, et dirige-toi vers les vallées que la Pythie de Delphes fait retentir de sa voix. »

  1. Ophite. — « Euphorbe, » dit l’auteur poétique du Traité des pierres, « Euphorbe, qui sait si bien l’art de guérir les hommes, prétend que l’admirable ophite (la serpentine} n’est pas seulement un remède contre le serpents, mais encore qu’il rend la vue aux aveugles, et fait cesser les maux de tête les plus douloureux. » - Au reste, je n’ai jamais pu deviner l’énigme de conseils de Jupiter à Cadmus. L’image du serpent y domine ; et c’est le symbole du génie du mal, des géants usurpateurs détrônés par le génie du bien ou par le souverain légitime. Mais je n’ai trouvé aucune trace explicative de ce sacrifice nocturne au dieu Mars, où figurent l’ophite et un cerf d’Illyrie ; c’était peut-être une pratique particulière du culte de Mars dans cette contrée barbare, où Cadmos devait mourir. L’épithète εὔοδμον, appliquée à l’ophite, m’embarrasse aussi : l’ophite était-il parfumé par sa propre nature ? C’est ce que Pline et Dioscoride n’ont pas dit, bien qu’ils aient retracé longuement ses propriétés. Il l’était sans doute accidentellement en raison de l’encens du sacrifice. « Si vous le jetez dans le feu, » dit Orphée, « son odeur mettra tous les serpents en fruite. » En tout cas, cette cérémonie où figure l’ophite thébain pourrait aussi être un des enchantements pratiqués par les devins de l’Égypte ou par les sorcières thessaliennes : Parvis tinctus maculas Thebanus ophites. (Lucain, Phar., l. 1X, v. 714.) Hélas ! à quoi servaient-ils alors ? Il en est de même aujourd’hui. Non valent Convertere humanam item. (Horace, Epod. V, v. 87.)
  2. Le dragon d’Aonie. — J’ai substitué, dans le texte grec du vers 673, le mot ἀονίοιο à l’épithète surabondante ici de οὐρανίοιο, parce que le dragon immolé par Cadmus reçoit aussi de son pays ce surnom d’aonien, chez Apollonius de Rhodes. (Lib. III, v. 1173.) Ἀονίοιο δράκοντος ὃν Ὠγυγίῃ ἐνὶ Θήβῃ…
  3. La corne de la biche. — Les chasseurs et les naturalistes me reprocheront peut-être cette corne anguleuse des biches, qui n’en ont pas. Pollux les a devancés dans cette observation, quand il a dit, à propos d’un fragment d’Anacréon (Od. 69) : Ἀκέρως ἡ θήλεια, λαὶ Ἀνακρέων σφάλλεται μὲν κερόεσσον ἔλαφον προσειπών. « La femelle du cerf n’a point de cornes, et Anacréon se trompe lorsqu’il dit la biche cornue. » Mais Callimaque et Pindare ont parlé de la biche comme Anacréon ; et Sophocle lui-même appeler κερόεσσα, cornue, la biche qui allaita Télèphe. C’en est bien assez, sans doute, pour justifier Nonnos et son humble traducteur. Et pourtant voici encore une épigramme de l’Anthologie, qui ne révoque pas en doute le bois des biches : « Lycormas de Lasion, le fils de Théaride, a pris cette biche près du Ladon, autour des eaux d’Érymanthe, comme elle paissait sur les penchants de Pholoé, qui nourrit les hôtes des bois. Il l’a frappée de la pointe sifflante d’un javelot, puis, détachant sa peau et le double bois qui parait son front, il en a fait hommage à la déesse de la chasse. » (Antipater, Jacobs II, ép. 6.) Buffon ne s’est pas hasardé à trancher la question. « On prétend, » dit-il, « qu’il se trouve aussi des biches qui ont un bois comme le cerf, et cela n’est pas absolument contre toute vraisemblance »
  4. Céphée. — Les quatre frères de Cadmus sont, d’après Nonnos : I. Céphée, le roi des Éthiopiens et de la ville de Joppé ou Jaffa, l’époux de Cassiopée, le père d ’Andromède : Ethiopum populos, Cepheia conspicit arva. (Ovide, Mét, l.IV, v. 668.)
  5. Thasos. — II. Thasos donna son nom à la petite île de Thase, dans le golfe de Thrace : elle était d’abord célèbre par ses mines que découvrirent les Phéniciens venus avec Thasos (Hérodote, liv. VI, § 47), et sa richesse était devenue proverbiale. J’ai recueilli à Énos une médaille de cette île, dont je voyais à l’horizon l’ombre se perdre sur celle du mont Athos. Bacchus y est représenté la tête couronnée d’un cep de vigne, et son vin avait une grande réputation. Sunt Thasiae vites. (Virgile, Géorg., liv. II, v. 91.)
  6. Cilix. — III. Cilix s’établit au pays des Ciliciens. « Anciennement, a dit Hérodote, « ils s’appelaient Hypachéens ; mais le Phénicien Cilix, fils d’Agénor, leur donna son nom. » (Hérodote, liv. VII, cap. 91.)
  7. Phinée. — IV. Phinée épouse Cléopâtre, fille de Borée et d’Orithyie ; il devient roi de la Thrace, comme de cette embouchure de la mer Noire où j’ai vu s’amonceler tant d’orages, si redoutée des anciens et si ambitionnée des modernes. Apollodore et Hygin font mention d’un cinquième frère de Cadmos, qu’ils nomment Phoenix ; mais il est évident que c’est un surnom d’Agénor, roi et civilisateur de la Phénicie, comme ses fils voyageurs le furent de l’Éthiopie, de Thase, de la Cilicie, de la Thrace et de la Grèce enfin.
  8. Astérion. — Astérion de Crète, ainsi nommé par Apollodore, s’appelle Astérios chez Lycophron (vers 1301). Δικταῖον εἰς ἀνάκτορον, Δάρματα Κρήτης Ἀστερίῳ στρατηλάτῃ. Il est ici roi de la forêt des Corybantes et de Dicté, sans doute de par ce vers d’Aratus, qui, dans ses Phénomènes, réunit les deux apanages sur la même tête. Δίκτῳ ἐν εὐώδει, ὅρεος σχεδὸν Ἰδαίου.