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AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA

Et plus d’un de ceux qui se détournèrent de la vie ne s’est détourné que de la canaille : il ne voulait point partager avec la canaille l’eau, la flamme et le fruit.

Et plus d’un s’en fut au désert et y souffrit la soif parmi les bêtes sauvages, pour ne point s’asseoir autour de la citerne en compagnie de chameliers malpropres.

Et plus d’un, qui arrivait en exterminateur et en coup de grêle pour les champs de blé, voulait seulement pousser son pied dans la gueule de la canaille, afin de lui boucher le gosier.

Et ce n’est point là le morceau qui me fut le plus dur à avaler : la conviction que la vie elle-même a besoin d’inimitié, de trépas et de croix de martyrs : —

Mais j’ai demandé un jour, et j’étouffai presque de ma question : Comment ? la vie aurait-elle besoin de la canaille ?

Les fontaines empoisonnées, les feux puants, les rêves souillés et les vers dans le pain sont-ils nécessaires ?

Ce n’est pas ma haine, mais mon dégoût qui dévorait ma vie ! Hélas ! souvent je me suis fatigué de l’esprit, lorsque je trouvais que la canaille était spirituelle, elle aussi !

Et j’ai tourné le dos aux dominateurs, lorsque je vis ce qu’ils appellent aujourd’hui dominer : trafiquer et marchander la puissance — avec la canaille !