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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


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C’est nous qui nous livrons aux volontés du vin, c’est avec joie que nous offrons nos âmes en holocauste aux lèvres souriantes de ce jus divin[1]. Ô spectacle ravissant ! notre échanson tenant d’une main le goulot du flacon, et de l’autre la coupe qui déborde, comme pour nous convier à recevoir le plus pur de son sang[2] !

19

Oui, c’est nous qui, assis au milieu de ce trésor en ruine[3], entourés de vin et de danseurs, avons mis en gage (pour nous les procurer) tout ce que nous possédions : âme, cœur[4], hardes, et jusqu’à notre coupe. Nous sommes ainsi affranchis et de l’espérance du pardon et de la crainte du châtiment[5]. Nous sommes en dehors de l’air, de la terre, du feu et de l’eau[6].

20

La distance qui sépare l’incrédulité de la foi n’est que d’un souffle, celle qui sépare le doute de la certitude n’est également que d’un souffle ; passons donc gaiement cet espace précieux d’un souffle , car notre vie aussi n’est séparée (de la mort) que par l’espace d’un souffle.

  1. Ici le poète compare la partie du vin qui déborde de la coupe aux lèvres colorées d’une jeune beauté qui sourit à son amant, comparaison d’autant plus appréciée par les Persans que, dans leur langage poétique, ils nomment le vin la fille de la vigne ou du raisin, et que le même mot signifie lèvre et bord.
  2. Le texte dit âme au lieu de sang, mais l’idée du poète est, je pense, aussi exactement rendue par cette périphrase, le plus pur de son sang, que par celle-ci, son âme, le sens étant le même.
  3. La taverne. Trésor en ruine, parce que les tavernes en Perse se tiennent dans des baraques de piteuse apparence.
  4. Mettre son âme et son cœur en gage signifie : renoncer sans retour à la vie éternelle, telle qu’elle est décrite dans le Koran, qui défend expressément l’usage des boissons enivrantes et les jeux de hasard, sous peine de l’enfer.
  5. Les soufis nient la doctrine des récompenses et des peines futures comme aussi incompatible avec la réabsorption de l’âme dans l’essence divine qu’avec leur croyance en la prédestination.
  6. C’est-à-dire : nous nous trouvons dans des régions au-dessus de la sphère terrestre, nous habitons la pensée pure, et, par conséquent, nous ne faisons plus partie des quatre éléments.