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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


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Ta coupe, ô échanson ! contient des rubis liquides ; donne donc à mon âme, ô échanson ! le reflet de cette pierre précieuse ; mets dans ma main, ô échanson ! cette coupe incomparable, car c’est par elle que je veux donner une nouvelle vie à mon âme.


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En philosophie quand tu serais un Aristote, un Bouzourdjméhr[1] ; en puissance quand tu serais quelque empereur romain ou quelque potentat de Chine, bois toujours, bois du vin dans la coupe de Djém[2], car la fin de tout c’est la tombe ; oh ! quand tu serais Béhram[3] lui-même, le cercueil est ton dernier séjour.

  1. Voici le texte, [Texte en persan], mot qui signifie tous, la généralité, la république. Ce surnom a été donné à Bouzourdjméhr, à cause de sa science universelle, qui Ta rendu si célèbre dans tout l’Orient. Il est considéré comme l’un des plus grands philosophes de l’antiquité. On prétend qu’il connaissait jusqu’au langage des oiseaux. C’est par ses soins que furent traduites les fables de Bidpaï, ouvrage que les Persans appellent Kélilédémnèh ou Enverè-suheili, et que les Turcs désignent sous le titre de Humayoun-nâmèh « livre royal » ou « l’auguste livre. » Bouzourdjméhr était vizir de Noouchirvan ou Anouchirvan, roi de Perse, surnommé Kesra par les Arabes, Khosrov par les Persans, de la dynastie des Sassanides, fils et successeur de Koubad. « Ce souverain, rapportent les chroniqueurs, se montra d’abord négligent et injuste, abandonnant le gouvernement des provinces à la discrétion des gouverneurs, ce qui amena la ruine des villes et des villages éloignés de la métropole.

    « Un jour, étant à la chasse, il aperçut, sur une muraille qui tombait en ruine, deux chouettes posées l’une en face de l’autre, et tellement rapprochées qu’elles semblaient se parler. Leur attitude frappa le roi. Il se tourna vers son ministre et lui demanda ce que pouvaient se dire ces oiseaux. « Sire, répondit le sage Bouzourdjméhr, leur conversation roule sur un sujet qui touche de trop près à ce qui concerne Votre Majesté pour que je puisse me permettre, sans un ordre formel, de lui en faire la traduction. — Parle, je te l’ordonne, reprit le roi. — La chouette qui est à la droite de Votre Majesté, dit alors Bouzourdjméhr, enhardi par l’ordre royal, a demandé à l’autre la main de sa fille pour son fils. Celle-ci ne voit aucun obstacle à ce mariage, mais elle exige que préalablement la dot que l’époux doit donner à son épouse soit réglée, et que surtout on pourvoie à l’installation des jeunes mariés. Oh ! quant à cela, a répondu la chouette qui avait pris d’abord la parole, nous n’avons pas à nous en occuper, car que faut-il à des animaux de notre espèce ? des ruines, et, Dieu merci, tant que nous aurons le prince actuel pour roi, ce n’est pas ce qui nous manquera.» L’écrivain persan, qui raconte cette histoire, met dans la bouche de la chouette les deux vers suivants :

    [Texte en persan]

    « Si c’est là le roi qui doit régner à l’époque où nous sommes, quant à des villages en ruine, je m’engage à t’en fournir cent mille. »

    « Cette leçon, si adroitement glissée, fit réfléchir profondément le roi, qui, dès ce moment, renonça au plaisir de la chasse pour’ ne plus s’occuper que du bonheur de ses sujets et de la prospérité de son empire. Ses intelligentes réformes lui acquirent bientôt le surnom de Juste, et, par sa valeur personnelle et ses nombreux exploits guerriers, il fut considéré comme le plus grand capitaine de son siècle. Il sut soumettre à son autorité les divers peuples de ses vastes Etats, dont il étendit les limites, du nord au midi, depuis la ville de Farganah, dans la Transoxane, jusqu’en Arabie et en Égypte, et de l’orient en occident, depuis le fleuve Indus jusqu’aux villes maritimes de la Syrie. » (Voyez D’Herbelot, au mot Nouchirvan.) Sè’èdi s’écrie éloquemment, en parlant de la justice proverbiale de ce prince :

    [Texte en persan]

    « La justice de Noouchirvan fait encore cr vivre son glorieux nom, quoique bien du temps se soit écoulé depuis qu’il n’est plus. »

    Mohammed se glorifie en ces termes d’être né sous le règne de ce prince : « Je naquis sous le règne du roi juste. »

  2. Voyez note 2, quatrain 67.
  3. Voyez note 3, quatrain 67.