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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


390

(D’un côté) tu as dressé deux cents embûches autour de nous ; (d’un autre côté) tu nous dis : « Si vous y mettez le pied vous serez frappés de mort. » C’est toi qui tends les pièges, et quiconque y tombe, tu l’interdis ! tu lui donnes la mort, tu l’appelles rebelle[1] !


391

Ô toi, dont la mystérieuse essence est impénétrable à l’intelligence, toi qui ne te soucies pas plus de notre obéissance que de nos fautes, je suis ivre de péchés, mais la confiance que j’ai en toi me rend la raison. Je veux dire par là que je compte sur ta miséricorde[2].


392

Si les choses, en ce monde, n’étaient basées que sur l’imitation[3], oh ! alors ce serait tous les jours fête. Oh ! si ce n’étaient ces vaines menaces [4], chacun pourrait ici-bas atteindre sans crainte le but de ses souhaits.

  1. Allusion à la contradiction manifeste qu’il y a, selon le poëte, entre les passions qu’il a plu à Dieu d’imprimer à notre nature et les menaces que renferme le Koran contre ceux qui s’y abandonnent.
  2. Toujours la même satire à l’endroit de l’islamisme. La doctrine des récompenses et des peines futures semble hanter le poëte, qui la considère comme incompatible avec la conviction qu’il a de l’immutabilité de la clémence divine.
  3. C’est-à-dire : si, pour être éclairé en matière de foi, il suffisait de se conformer à la doctrine de l’autorité, l’homme n’aurait plus à s’inquiéter de rien ; il pourrait, se bornant à imiter les actes et la conduite des moullahs, décliner toute responsabilité et se livrer tous les jours aux plaisirs de ce monde.
  4. Les menaces contenues dans le Koran contre ceux qui ne pratiquent pas l’islamisme.

    Chèms-el-dïn, surnommé Moullaï-roum par les Persans, pour démontrer, à l’exemple de Khèyam, la supériorité de la doctrine du libre examen sur celle de l’autorité cléricale raconte dans son Mèsnèvi, sous le titre de L’âne du voyageur vendu par les soufis, l’histoire suivante :

    « Un voyageur, monté sur un âne, vint demander asile dans une maison de derviches soufis. Ceux-ci le reçurent, en observant à son égard toutes les règles de l’hospitalité la plus cordiale. L’un d’eux s’empressa de le débarrasser de son manteau de voyage ; un autre d’épousseter ses habits ; un troisième de lui essuyer ia figure, les mains et les pieds ; un quatrième, de l’introduire dans la salle de réception, la seule habitable de la maison ; un cinquième, enfin, se chargea de conduire l’âne dans l’écurie, où on lui donna de la paille et de l’orge. Le voyageur, touché de tant de marques d’attention pour lui et sa monture, prit en affection ceux qui les leur prodiguaient. Mais, on le sait, les derviches ne sont pas riches, et ceux dont il s’agit ici se trouvaient fort embarrassés pour donner à dîner à leur hôte. Après une longue délibération sur cet important sujet, ils résolurent de vendre son âne. Avec le prix qu’ils en obtinrent ils purent se procurer tout ce qui leur était nécessaire pour faire dignement les honneurs de la maison. Ils eurent des chandelles pour éclairer la salle, des provisions pour la cuisine, du vin, des danseurs et des musiciens. Après le dîner, qui fut très-gai, les musiciens commencèrent à jouer de leurs instruments, et les derviches de les accompagner en frappant des mains et en chantant une chanson improvisée, et dont le refrain se terminait par ces mots : « L’âne ce est parti, amis, l’âne est parti. » La verve des chanteurs gagna le voyageur, qui se mit à faire comme les autres et à chanter à tue-tête : « L’âne est parti, amis, l’âne est parti. » On s’amusa ainsi toute la nuit ; mais le jour venu, le voyageur voulut s’en aller. Ayant en vain cherché son âne, il le réclama aux derviches, qui n’hésitèrent pas à lui déclarer la vérité, en lui faisant observer, toutefois, qu’il avait lui-même, en frappant des mains et en répétant plus fort que personne : « L’âne est parti, amis, l’âne est parti, » approuvé la mesure qu’ils avaient cru devoir prendre pour passer une nuit agréable. « C’est vrai, répondit le voyageur désespéré, mais je n’ai fait cela que pour vous imiter et sans rien savoir du fond de la question. » Puis, se pariant à lui-même, il s’écria :

    [Texte en persan]

    « C’est en les imitant que j’ai amené ma ruine ; oh ! puisse l’imitation être deux cents fois maudite ! »