Tu as imprimé à notre être (ô Dieu !) une bien singulière fantasmagorie (d’inconséquences) et tu en fais surgir de bien étranges phénomènes. Je ne puis, moi, être meilleur que je ne suis, car tu m’as retiré tel quel du creuset (de la création).
Nous avons violé tous les vœux que nous avions formés ; nous avons fermé sur nous la porte de la bonne et celle de la mauvaise renommée[1]. Ne me blâmez point si vous me voyez commettre des actes d’insensé, (car, vous le voyez,) nous sommes ivres du vin de l’amour, ivres tous tant que nous sommes.
Une gorgée de vin vieux vaut mieux qu’un nouvel empire. Ce qu’il y a de mieux à faire c’est de rejeter tout ce qui n’est pas vin. Une coupe de ce nectar est cent fois préférable au royaume de Féridoun[2]. La brique qui couvre la jarre[3] est plus précieuse que le diadème de Kéy-Khosrov[4].
- ↑ C’est-à-dire : « Nous sommes aussi indifférents à la bonne renommée qu’à la mauvaise, l’une et l’autre ne pouvant avoir d’importance qu’aux yeux des hommes, jamais aux yeux de Dieu. »
- ↑ Féridoun, septième roi de la seconde
dynastie, dite pichdadienne. Il fut porté sur
le trône par le courage et le dévouement
d’un simple forgeron d’Ispahan, nommé
Gavèli. Résolu de délivrer son pays de la tyrannie
de Zohak le Cruel, Gavèh attacha son
tablier de peau au bout d’une lance et, brandissant
ce drapeau improvisé au-dessus de
sa têle, il appela ses compatriotes opprimés
à leur propre délivrance. Bientôt, il se vit
à même de marcher à leur têle contre le
tyran, qu’il battit et fit prisonnier. Féridoun,
devenu roi de Perse, n’eut rien de
plus pressé que de récompenser dignement
le héros et de faire orner son tablier de
pierres précieuses, en mémoire de la victoire
signalée remportée sur Zohak. Ce drapeau,
connu dans l’histoire sous la dénomination
de [Texte en persan], étendard de Gavèh,
fut considérablement enrichi par tous les
souverains qui se succédèrent après Féridoun
et demeura l’étendard national et
toujours victorieux, jusqu’au moment de
l’invasion de la Perse par les Arabes sous
le califat d’Omar, deuxième calife. Les généraux
arabes défirent les Persans en bataille
rangée, et s’emparèrent du fameux
étendard, qui leur fournit un butin considérable.
Féridoun, en plein succès de ses
exploits, partagea ses vastes États entre
ses trois fils et consacra le reste de ses jours
à la contemplation divine. Les Persans le
considèrent non-seulement comme un grand
roi, mais encore comme le modèle que
doivent se proposer tous les souverains de
la terre. La plupart des poètes persans ont
chanté sa valeur guerrière, sa justice et sa
libéralité. Voici dans quels termes Sè’èdi
s’exprime, en parlant des hautes qualités de
ce prince :
[Texte en persan]
« Féridoun le fortuné n’était pas un ange ; il n’était pas composé de musc et d’ambre ; c’est par sa justice et sa libéralité qu’il a acquis cette grande renommée ; pratique la justice et la libéralité, et tu seras un Féridoun. »
- ↑ L’usage des tonneaux étant inconnu en Perse, les Persans conservent leur vin dans des jarres en terre cuite au four, qu’ils recouvrent d’une brique circulaire également en terre cuite.
- ↑ Kéy-Khosrov, troisième roi de la dynastie
des Khéyans, fils de Siavouch, lequel
fut mis à mort par ordre d’Afrasiab, roi
du Touran (Turkestan), dont il avait épousé
la fille, Franges ou Frangues. Revenu dans
sa patrie de l’exil où l’avait relégué cet ennemi
mortel de l’Iran, Kéy-Khosrov monta
sur le trône de Perse, que lui céda son grand-père
Kéy-Kavous.
Le meurtre de Siavouch fut l’origine de ces guerres acharnées et sanglantes que se livrèrent si fréquemment les Touraniens (les Turcs) et les Iraniens (les Persans), guerres momentanément suspendues par la défaite complète d’Afrasiab, dont Kéy-Khosrov put enfin s’emparer et qu’il fit mourir de la même mort que celui-ci avait fait subir à son père. Après cette terrible vengeance, Kéy-Khosrov céda le trône à Lohrasp, son fils adoptif, et consacra le reste de ses jours à la solitude religieuse. La tradition, qui élève ce prince au rang des prophètes, dit qu’il disparut du lieu de sa retraite et qu’il n’est pas mort, mais seulement caché.