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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


363

Ce firmament est comme une écuelle renversée sur nos têtes. Les hommes perspicaces y sont humiliés et sans force ; mais voyez l’amitié qui règne entre la coupe et le flacon. Ils sont lèvre contre lèvre[1], et entre eux coule le sang.


364

J’ai de mes moustaches balayé le seuil de la taverne. Oui, j’ai renoncé à réfléchir sur le bien et le mal de ce monde et de l’autre. Je les verrais, semblables à deux boules, rouler dans un fossé que, quand je dors pris de vin, je ne m’en préoccuperais pas plus que si je voyais rouler un grain d’orge[2].


365

La goutte d’eau s’est mise à pleurer en se plaignant d’être séparée de l’Océan. L’Océan s’est mis à rire en lui disant : « C’est nous qui sommes tout ; en vérité, il n’y a point en dehors de nous d’autre Dieu, et si nous sommes séparés, ce n’est que par un simple point presque invisible[3]. »

  1. On a vu déjà maintes fois que lèvre et bord sont synonymes dans le langage de Khèyam. Les poêles anciens aiment à employer ce double sens et arrivent ainsi à produire des images vraiment originales. Dans ce quatrain, Khèyam compare le flacon et la coupe, l’un incliné pour déverser son contenu en signe de dévouement, l’autre recevant cette offrande, à deux amants, ivres d’amour, qui s’embrassent nonobstant le sang (emblème de la haine la plus implacable) qui coule entre eux.
  2. Ici le poëte fait sa profession de foi. Il a balayé de ses moustaches le seuil de la taverne, qui est, pour lui, le temple, le trône de Dieu sur la terre. Il y a été assidu. Il a, pour s’y livrer corps et âme, renoncé aux choses mondaines, qui éloignent les hommes de la Divinité. Enfin, il s’est détaché de toute préoccupation sur ce monde et sur l’autre à tel point que, s’il les voyait tout à coup disparaître l’un et l’autre, il ne s’en soucierait pas plus que d’un grain d’orge qu’il verrait rouler dans un creux de la terre. [Texte en persan] ou [Texte en persan], creux, cavité, fossé, etc. Tomber dans un creux est une locution persane qui signifie être ruiné, anéanti, disparaître, etc. [Texte en persan] telle affaire est tombée dans un creux, cela veut dire : elle n’a pas réussi ; c’est une affaire perdue, ruinée, elle est tombée dans l’eau.
  3. Ce quatrain renferme le principe fondamental de la doctrine des soufis : [Texte en persan], le tout dans le tout, ou [Texte en persan], l’unité dans la multiplicité, la multiplicité dans l’unité. Dieu est la puissance féconde, il est la vie, il est l’être qui contient tous les êtres. Toute beauté vient de lui, le reflète et retourne lui. Visible dans tout et partout, il embrasse, il contient en lui l’univers, qui n’en est séparé que par un point imperceptible, lequel distingue le Créateur de la créature et la diversité des créatures entre elles. Ce point disparu, la multiplicité redevient unité. « Les êtres, dit le poëte, ne sont séparés de la Divinité que comme la goutte « d’eau est séparée de l’océan, auquel elle a appartient, duquel elle sort, dans lequel « elle rentre. » Ce principe est exprimé par les soufis de mille manières différentes.