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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


310

Jamais nous ne goûtons avec bonheur une goutte d’eau sans que la main de la douleur ne vienne aussitôt nous présenter son breuvage amer. Jamais nous ne trempons un morceau de pain dans du sel sans que ce sel ne vienne aussitôt rouvrir les blessures de nos cœurs[1] !


311

Gardez-vous, gardez-vous bien de faire du bruit dans la taverne ! Passons-y, mais évitons toute agitation. Vendons le turban, vendons le livre (le Koran) pour acheter du vin. Passons ensuite par le madressèh, mais ne nous y arrêtons pas[2].


312

Tous les jours, dès l’aurore, j’irai à la taverne. Je m’y rendrai en compagnie des hypocrites kèlènders[3]. Ô toi, qui es le maître des secrets les plus cachés ! donne-moi la foi, si tu veux que je m’attache à la prière[4].

  1. Le texte dit : [Texte en persan] « sans qu’aussitôt nous ne mangions de notre foie ou cœur rôti. » Le mot [Texte en persan], rôti, cadre admirablement en persan avec le mot sel ; mais c’est là une expression qu’on ne saurait traduire mot pour mot en français, sans rendre la traduction inintelligible. Pour éviter ce péril, je préfère, lorsque le cas se présente, donner par des périphrases le sens exact de l’idée du poëte, en rédigeant une noie explicative. Les deux premiers hémistiches, dans le texte, sont ainsi conçus : « Jamais nous ne buvons avec bonheur un sorbet d’eau, c’est-à-dire une gorgée, une goutte d’eau, sans qu’aussitôt nous ne buvions du vin de la main de la douleur. » Le vin amer (amer et âpre sont même chose) par opposition à la douceur de l’eau.
  2. C’est-à-dire : n’en faisons aucun cas. Par madressèhs le poëte entend les écoles des mosquées.
  3. Nom donné à une catégorie de derviches qui se distinguent de leurs confrères par l’insouciance la plus complète des choses de ce monde, par des œuvres pies de subrogation, par des grâces surnaturelles, et que le clergé musulman traite d’hypocrites.
  4. Allusion aux versets du Koran où il est dit, en parlant de ceux qui ne se conforment pas aux prescriptions de ce livre : « Dieu épaissira leurs erreurs et ils persisteront dans leur égarement. Dieu donne la sagesse à qui il lui plaît. Dieu éclaire qui il lui plaît. Voulez-vous conduire ceux que Dieu a égarés ? » (Voyez versets 14, 272 et 274, chapitre La vache ; voyez aussi verset 90, chapitre Les femmes.) Khèyam fait remarquer malicieusement aux moullahs musulmans que, d’après le Koran même, s’il est, lui, Khèyam, du nombre des réprouvés, c’est Dieu qui l’a voulu, et que, par conséquent, il n’a rien à se reprocher.