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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


231

Nous ne sommes ici-bas que des poupées dont la roue des cieux s’amuse, ceci est une vérité et non une métaphore. Nous sommes, en effet, des jouets sur ce damier des êtres, que nous quittons enfin pour entrer un à un dans le cercueil du néant.


232

Tu me demandais ce que c’est que cette fantasmagorie des choses d’ici-bas. Te dire à cet égard toute la vérité serait trop long : c’est une image fantastique qui sort d’une vaste mer et qui rentre ensuite dans cette même vaste mer[1].


233

Aujourd’hui, nous sommes éperdus d’amour, nous sommes dans une agitation extrême, nous sommes ivres enfin, et, dans le temple des idoles, nous rendons au vin le culte qui lui est dû[2]. Oui, aujourd’hui, entièrement séparés de notre être, nous aurons atteint le seuil du trône de l’éternité.


234

Ma bien-aimée (puisse sa vie durer aussi longtemps que mes chagrins !) a recommencé à être aimable pour moi. Elle a jeté sur mes yeux un doux et furtif regard et a disparu, en se disant sans doute : Faisons le bien et jetons-le dans l’eau[3].

  1. Comparaison allégorique de la Divinité à l’océan , d’où sortent les gouttes d’eau répandues sur la terre, et où elles retournent successivement. C’est le principe fondamen- tal de la doctrine des soufis , qu’ils expriment par cette maxime, citée plus haut : [Texte en persan], l’unité dans la multiplicité et la multiplicité dans l’unité.
  2. Khèyam est essentiellement symbolique et mystique. Ici, ce temple des idoles signifie la taverne où le poète, entouré de jeunes et belles personnes, qu’il compare à des idoles, s’élève par l’ivresse jusqu’à la contemplation infinie de la Divinité et se trouve ainsi dégagé de lui-même.
  3. Jeter dans l’eau le bien que l’on fait à autrui signifie : Je taire sans espoir de retour ; c’est le considérer comme nul pour soi ; c’est le faire uniquement pour la satisfaction de celui qui en est l’objet et sans ostentation aucune. Sè’èdi a dit dans ce même sens :

    [Texte en persan]

    « Toi, fais le bien et jette-le dans le Tigre, car Dieu te le rendra dans le désert. »

    Cette morale n’est-elle pas celle de l’Évangile : « Lorsque tu feras l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta main droite ? » Quant, aux termes de tendresse qui commencent ce quatrain, comme tant d’autres de ce recueil, nos lecteurs, habitués maintenant à l’étrangeté des expressions si souvent employées parKhèyam pour rendre ses pensées sur l’amour divin, et à la singularité de ses images trop orientales, d’une sensualité quelquefois révoltante, n’auront pas de peine à se persuader qu’il s’agit de la Divinité, bien que cette conviction soit vivement discutée par les moullahs musulmans et même par beaucoup de laïques, qui rougissent véritablement d’une pareille licence de leur compatriote à l’égard des choses spirituelles.