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LES QUATRAINS DE KHÈYAM.


149

Il serait fâcheux que ma main, habituée à saisir la coupe, prît le dèftèr[1] et s’appuyât sur le mèmbèr[2]. Toi, c’est différent, tu es un dévot sec, tandis que moi, je suis un dépravé humecté (par la boisson) et je ne sache pas que le feu puisse enflammer le liquide[3].


150

Sur la terre, personne n’a étreint dans ses bras une charmante aux joues colorées du teint de la rose sans que le temps ne soit venu d’abord lui planter quelque épine dans le cœur. Vois plutôt le peigne : il n’a pu parvenir à caresser la chevelure parfumée de la beauté qu’après avoir été découpé en une foule de dents[4].


151

Puissé-je avoir constamment dans ma main du jus de la vigne ! Puisse mon amour pour ces belles idoles, semblables aux houris, ne jamais tarir dans mon cœur[5] ! On me dit : Dieu t’ordonnera d’y renoncer ; oh ! me donnât-il un ordre pareil, je n’obéirais pas. Loin de moi cette pensée !

  1. Liasse, registre, catalogue. Mais ici ce mot signifie Koran.
  2. Le mimber ou mèmbèr désigne la chaire mahométane.
  3. [Texte en persan], humide, humecté, et [Texte en persan], sec, sont des expressions figurées désignant, l’une, tèr, « humide, r> les personnes éclairées, dégagées de préjugés, et l’autre, khochk, « sec, » les superstitieux, les dévots scrupuleux, qui considèrent le vin comme une chose abominable. Par cette expression : Je ne sache pas que le feu puisse enflammer le liquide, le poète veut dire qu’un rapprochement entre les moullahs et les soufis est invraisemblable. Le feu de l’amitié ne saurait s’allumer entre eux. Ces deux éléments, le fer et l’eau, sont trop opposés l’un à l’autre pour qu’ils puissent jamais être réunis. Le sel de ce quatrain, on le voit, consiste donc dans le jeu de ces deux mots, humide et sec. Les docteurs de l’islamisme sont d’autant plus blessés de cette dernière épithèthe, qui leur est applicable et qu’on leur applique souvent, qu’elle est toujours prise en mauvaise part, puisqu’elle renferme le sens d’ignorant, d’incivilisé, etc.
  4. Allusion aux mécomptes de tous genres auxquels s’exposent volontairement les soufis pour arriver, par la pensée et par une constante contemplation extatique, à la connaissance parfaite de l’essence de la Divinité, objet de leur amour exclusif. Ce n’est point sans peine qu’on parvient au but qu’on se propose. Le peigne (figure bizarre et tout orientale qu’emploie là notre poëte), tout inanimé qu’il est, n’a-t-il pas été soumis à une opération douloureuse avant d’atteindre à la place qu’il occupe dans la toilette des belles ?
  5. Le texte dit : « Puisse mon amour pour ces belles idoles, semblables aux houris, subsister toujours dans ma tête ! » Mais c’est, sans doute, la nécessité de la versification qui a conduit Khèyam à placer le sentiment de l’amour dans cette partie du corps. D’un autre côté, il est vrai que les Persans font habituellement du crâne humain le siège de toutes les passions. (Voyez ci-dessus, quatrain 139.)