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lorely.

descendent par des praticables ; et l’on cherche sur le ciel de fond si quelque tache d’huile ne va pas trahir enfin la main humaine et dissiper l’illusion. On ajouterait foi, là surtout, à cette rêverie d’Henri Heine qui, étant enfant, s’imaginait que, tous les soirs, il y avait des domestiques qui venaient rouler les prairies comme des tapis, décrochaient le soleil, et serraient les arbres dans un magasin ; puis, le lendemain matin, avant qu’on fût levé dans la nature, remettaient toutes choses en place, brossaient les prés, époussetaient les arbres, et rallumaient la lampe universelle.

Et, d’ailleurs, rien qui vienne déranger ce petit monde romanesque ; vous arrivez, non pas par une route pavée et boueuse, mais par les chemins sablés d’un jardin anglais ; à droite des bosquets, des grottes taillées, des ermitages et même une petite pièce d’eau, ornement sans prix, vu la rareté de ce liquide, qui se vend au verre dans tout le pays de Bade ; à gauche, une rivière (sans eau) chargée de ponts splendides, et bordée de saules verts, qui ne demanderaient pas mieux que d’y plonger leurs rameaux. Avant de traverser le dernier pont, qui conduit à la poste grand-ducale, on aperçoit la rue commerçante de Bade, qui n’est autre chose qu’une vaste allée de chênes, le long de laquelle s’étendent des étalages magnifiques : des toiles de Saxe, des dentelles d’Angleterre, des verreries de Bohême, des porcelaines, des marchandises des Indes, etc. ; toutes magnificences prohibées chez nous, dont l’attrait porte les dames de Strasbourg à des crimes politiques que nos douaniers répriment avec ardeur.

L’hôtel d’Angleterre est le plus bel hôtel de Bade, et la salle de son restaurant est plus magnifique qu’aucune des salles à manger parisiennes ; malheureusement, la grande table d’hôte est servie à une heure (c’est l’heure où l’on dîne dans toute l’Allemagne), et, quand on arrive plus tard, on ne peut faire mieux que d’aller dîner chez Chabert. Chabert, alors l’adjudicataire des jeux, qui depuis a cédé sa place à M. Bénazet, tenait à Bade l’un des meilleurs restaurants de l’Europe ; aussi les