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DE PARIS À CYTHÈRE.

et qui lui présentent quelque chose de stupéfiant et d’inouï. Je fais exception à l’égard des touristes anglais, qui semblent n’avoir jamais rien vu ni rien imaginé.

L’hôte du Brochet a fait consciencieusement éveiller en pleine nuit tous les voyageurs destinés à s’embarquer sur le lac. La pluie a cessé ; mais il fait grand vent, et nous marchons jusqu’au port à la lueur des lanternes. Le bateau commence à fumer ; on nous dirige vers les casemates, et nous reprenons sur les banquettes notre sommeil interrompu. Deux heures après, un jour grisâtre pénètre dans la salle ; les eaux du lac sont noires et agitées ; à gauche, l’eau coupe l’horizon ; à droite, le rivage n’est qu’une fange. Nous voilà réduits aux plaisirs de la société ; elle est peu nombreuse. Le capitaine du bâtiment, jeune homme agréable, cause galamment avec deux dames allemandes, qui sont venues du même hôtel que moi. Comme il se trouve assis auprès de la plus jeune, je n’ai que la ressource d’entretenir la plus âgée, qui prend le café à ma gauche. Je commence par quelques phrases d’allemand assez bien tournées touchant la rigueur de la température et l’incertitude du temps.

— Parlez-vous français ? me dit la dame allemande.

— Oui, madame, lui dis-je un peu humilié ; certainement, je parle aussi le français.

Et nous causons désormais avec beaucoup plus de facilité.

Il faut dire que l’accent allemand et la prononciation très différente des divers pays présentent de grandes difficultés aux Français qui n’ont appris la langue que par des livres. En Autriche, cela devient même un tout autre langage, qui diffère autant de l’allemand que le provençal du français. Ce qui contribue ensuite à retarder sur ce point l’éducation du voyageur, c’est que partout on lui parle dans sa langue, et qu’il cède involontairement à cette facilité qui rend sa conversation plus instructive pour les autres que pour lui-même.

La tempête augmentant beaucoup, le capitaine crut devoir prendre un air soucieux mais ferme, et s’en alla donner des