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APPENDICE.

ficelle, obéit au genou d’un vieillard jovial, qui la fait parler, danser et mouvoir, n’est autre, comme tu le prévois, que l’immortel Caragueus, caricature antique d’un magistrat du Caire qui vivait sous Saladin. Je n’en avais jamais entendu parler que comme d’une simple ombre chinoise ; mais on lui accorde au Caire une existence tout à fait plastique. Je ne te raconterai pas le drame parlé, chanté, mimé et dansé au milieu d’un cercle émerveillé de femmes, d’enfants et de militaires ; il est classique en Orient, et la censure locale n’y a rien coupé ni rogné, ainsi que l’a fait, dit-on, la nôtre à Alger. Après ce spectacle naïf, j’ai compris moins encore cet exil des pauvres aimées, réduites à démoraliser la Thébaïde par respect pour les mœurs du Caire, dont voilà les échantillons.

Ô mon ami ! que nous réalisons bien tous les deux la fable de l’homme qui court après la fortune et de celui qui l’attend dans son lit. Ce n’est pas la fortune que je poursuis, c’est l’idéal, la couleur, la poésie, l’amour peut-être, et tout cela t’arrive, à toi qui restes, en m’échappant, à moi qui cours. Une seule fois, imprudent, tu t’es gâté l’Espagne en l’allant voir, et il t’a fallu bien du talent ensuite et bien de l’invention pour avoir droit de n’en pas convenir. Moi, j’ai déjà perdu, royaume à royaume et province à province, la plus belle moitié de l’univers, et bientôt je ne vais plus savoir où réfugier mes rêves ; mais c’est l’Égypte que je regrette le plus d’avoir chassée de mon imagination, pour la loger tristement dans mes souvenirs !… Toi, tu crois encore à l’ibis, au lotus pourpré, au Nil jaune ; tu crois au palmier d’émeraude, au nopal, au chameau peut-être… Hélas ! l’ibis est un oiseau sauvage, le lotus un oignon vulgaire ; le Nil est une eau rousse à reflets d’ardoise ; le palmier a l’air d’un plumeau grêle ; le nopal n’est qu’un cactus ; le chameau n’existe qu’à l’état de dromadaire ; les almées sont des mâles, Et, quant aux femmes véritables, il paraît qu’on est heureux de ne pas les voir !

Non, je ne penserai plus au Caire, la ville des Mille et une Nuits, sans me rappeler les Anglais que je t’ai décrits, les voitures