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VOYAGE EN ORIENT.

villes, édifié des palais ? A-t-il placé à notre portée le fer, l’or, le cuivre et tous ces métaux qui étincellent à travers le temple de Soliman ? Non. Il a transmis à ses créatures le génie, l’activité ; il sourit à nos efforts, et, dans nos créations bornées, il reconnaît le rayon de son âme, dont il a éclairé la nôtre. En le croyant jaloux, ce Dieu, vous limitez sa toute-puissance, vous déifiez vos facultés, et vous matérialisez les siennes. Ô roi ! les préjugés de votre culte entraveront un jour le progrès des sciences, l’élan du génie, et, quand les hommes seront rapetissés, ils rapetisseront Dieu à leur taille et finiront par le nier.

— Subtil, dit Soliman avec un sourire amer ; subtil, mais spécieux…

La reine reprit :

— Alors, ne soupirez pas quand mon doigt se pose sur votre secrète blessure. Vous êtes seul, dans ce royaume, et vous souffrez : vos vues sont nobles, audacieuses, et la constitution hiérarchique de cette nation s’appesantit sur vos ailes ; vous vous dites, et c’est peu pour vous : « Je laisserai à la postérité la statue du roi trop grand d’un peuple si petit ! » Quant à ce qui regarde mon empire, c’est autre chose… Mes aïeux se sont effacés pour grandir leurs sujets. Trente-huit monarques successifs ont ajouté quelques pierres au lac et aux aqueducs de Mahreb : les âges futurs auront oublié leurs noms, que ce travail continuera de glorifier les Sabéens ; et, si jamais il s’écroule, si la terre, avare, reprend ses fleuves et ses rivières, le sol de ma patrie, fertilisé par mille années de culture, continuera de produire ; les grands arbres dont nos plaines sont ombragées retiendront l’humidité, conserveront la fraîcheur, protégeront les étangs, les fontaines, et l’Iémen, conquis jadis sur le désert, gardera jusqu’à la fin des âges le doux nom d’Arabie Heureuse… Plus libre, vous auriez été grand pour la gloire de vos peuples et le bonheur des hommes.

— Je vois à quelles aspirations vous appelez mon âme… Il est trop tard ; mon peuple est riche : la conquête ou l’or lui