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VOYAGE EN ORIENT.

— Vous venez bien me voir en habit noir !… me dit-il.

La réplique était juste ; pourtant je sentais bien que j’avais eu raison. Quoi que l’on fasse, et si loin que l’on puisse aller dans la bienveillance d’un Turc, il ne faut pas croire qu’il puisse y avoir tout de suite fusion entre notre façon de vivre et la sienne. Les coutumes européennes qu’il adopte dans certains cas deviennent une sorte de terrain neutre où il nous accueille sans se livrer lui-même ; il consent à imiter nos mœurs comme il use de notre langue, mais à l’égard de nous seulement. Il ressemble à ce personnage de ballet qui est moitié paysan et moitié seigneur ; il montre à l’Europe le côté gentleman, il est toujours un pur Osmanli pour l’Asie.

Les préjugés des populations font, d’ailleurs, de cette politique une nécessité.

Au demeurant, je retrouvai dans le pacha d’Acre un très-excellent homme, plein de politesse et d’affabilité, attristé vivement de la situation que les puissances font à la Turquie. Il me racontait qu’il venait de quitter la haute position de pacha de Tophana à Constantinople, par ennui des tracasseries consulaires.

— Imaginez, me disait-il, une grande ville où cent mille individus échappent à l’action de la justice locale : il n’y a pas là un voleur, un assassin, un débauché qui ne parvienne à se mettre sous la protection d’un consulat quelconque. Ce sont vingt polices qui s’annulent les unes par les autres, et c’est le pacha qui est responsable pourtant !… Ici, nous ne sommes guère plus heureux, au milieu de sept ou huit peuples différents, qui ont leurs cheiks, leurs cadis et leurs émirs. Nous consentons à les laisser tranquilles dans leurs montagnes, pourvu qu’ils payent le tribut… Eh bien, il y a trois ans que nous n’en avons reçu un para.

Je vis que ce n’était pas encore l’instant de parler en faveur du cheik druse prisonnier à Beyrouth, et je portai la conversation sur un autre sujet. Après le dîner, j’espérais que le pacha suivrait au moins l’ancienne coutume en me régalant