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VOYAGE EN ORIENT.

blanc des yeux, et, pendant ce temps, ce sont les populations qui en souffrent ! On vous parle des armées du sultan ; qu’y voyez-vous ? Des Albanais, des Bosniaques, des Circassiens, des Kurdes ; les marins, ce sont des Grecs ; les officiers seuls sont de la race turque. On les met en campagne ; tout cela se sauve au premier coup de canon, ainsi que nous avons vu maintes fois…, à moins que les Anglais ne soient là pour leur tenir la baïonnette au dos, comme dans les affaires de Syrie.

Je me tournai du côté du missionnaire anglais ; mais il s’était éloigné de nous et se promenait sur l’arrière.

— Monsieur, me dit le Marseillais en me prenant le bras, qu’est-ce que vous croyez que les diplomates feront quand les rayas viendront leur dire : « Voilà le malheur qui nous arrive ; il n’y a plus un seul Tur dans tout l’empire… Nous ne savons que faire, nous vous apportons les clefs de tout ! »

L’audace de cette supposition me fit rire de tout mon cœur. Le Marseillais continua imperturbablement :

— L’Europe dira : « Il doit y en avoir encore quelque part, cherchons bien !… Est-ce possible ? Plus de pachas, plus de vizirs, plus de muchirs, plus de nazirs ?… Cela va déranger toutes les relations diplomatiques. À qui s’adresser ? Comment ferons-nous pour continuer à payer les drogmans ? »

— Ce sera embarrassant en effet.

— Le pape, de son côté, dira : « Eh ! mon Dieu ! comment faire ? Qu’est-ce qui va donc garder le saint sépulcre à présent ? Voilà qu’il n’y a plus de Turs[1] !…

Un Marseillais développant un paradoxe ne vous en tient pas quitte facilement. Celui-là semblait heureux d’avoir pris le contre-pied du mot naïf d’un de ses concitoyens : « Vous allez à Constantinople ?… Vous y verrez bien des Turs ! »

  1. On ne doit certainement pas prendre au sérieux cette plaisanterie méridionale, qui se rapporte aux circonstances d’une autre époque. Si jadis la force de l’empire turc reposait sur l’énergie de milices étrangères d’origine à la race d’Othman, la Porte a su se débarrasser enfin de cet élément dangereux, et reconquérir une puissance dont l’exécution sincère des idées de la Réforme lui assurera la durée.