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DRUSES ET MARONITES.

même. Le monde, qu’il a formé par un art cabalistique, se dissoudrait à l’instant, s’il manquait à sa propre volonté.

— Je vois bien, dit le calife avec un effort de raison, que tu n’es qu’un mendiant ; tu as reconnu qui je suis sous ce déguisement, mais ta flatterie est grossière. Voici une bourse de sequins ; laisse-moi.

— J’ignore quelle est ta condition, seigneur, car je ne vois qu’avec les yeux de l’âme. Quant à de l’or, je suis versé dans l’alchimie et je sais en faire quand j’en ai besoin ; je donne cette bourse à ton peuple. Le pain est cher ; mais, dans cette bonne ville du Caire, avec de l’or, on a de tout.

— C’est quelque nécromant, se dit Hakem.

Cependant la foule ramassait les pièces semées à terre par le vieillard syrien et se précipitait au four du boulanger le plus voisin. On ne donnait, ce jour-là, qu’une ocque (deux livres) de pain pour chaque sequin d’or.

— Ah ! c’est comme cela ? dit Hakem. Je comprends ! Ce vieillard, qui vient du pays de la sagesse, m’a reconnu et m’a parlé par allégories. Le calife est l’image de Dieu ; ainsi que Dieu, je dois punir.

Il se dirigea vers la citadelle, où il trouva le chef du guet, Abou-Arous, qui était dans la confidence de ses déguisements. Il se fit suivre de cet officier et de son bourreau, comme il avait déjà fait en plusieurs circonstances, aimant assez, comme la plupart des princes orientaux, cette sorte de justice expéditive ; puis il les ramena vers la maison du boulanger qui avait vendu le pain au poids de l’or.

— Voici un voleur, dit-il au chef du guet.

— Il faut donc, dit celui-ci, lui clouer l’oreille au volet de sa boutique ?

— Oui, dit le calife, après avoir coupé la tête toutefois.

Le peuple, qui ne s’attendait pas à pareille fête, fit cercle avec joie dans la rue, tandis que le boulanger protestait en vain de son innocence. Le calife, enveloppé dans un abbah noir