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VOYAGE EN ORIENT.

En quittant la maison de madame Carlès, j’ai emporté mon amour comme une proie dans la solitude. Oh ! que j’étais heureux de me voir une idée, un but, une volonté, quelque chose à rêver, à tâcher d’atteindre ! Ce pays qui a ranimé toutes les forces et les inspirations de ma jeunesse ne me devait pas moins sans doute ; j’avais bien senti déjà qu’en mettant le pied sur cette terre maternelle, en me replongeant aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j’avais arrêter le cours de mes ans, que je me refaisais enfant à ce berceau du monde, jeune encore au sein de cette jeunesse éternelle.

Préoccupé de ces pensées, j’ai traversé la ville sans prendre garde au mouvement habituel de la foule. Je cherchais la montagne et l’ombrage, je sentais que l’aiguille de ma destinée avait changé de place tout à coup ; il fallait longuement réfléchir et chercher des moyens de la fixer. Au sortir des portes fortifiées, par le côté opposé à la mer, on trouve des chemins profonds, ombragés de halliers et bordés par les jardins touffus des maisons de campagne ; plus haut, c’est le bois de pins-parasols plantés, il y a deux siècles, pour empêcher l’invasion des sables qui menacent le promontoire de Beyrouth. Les troncs rougeâtres de cette plantation régulière, qui s’étend en quinconce sur un espace de plusieurs lieues, semblent les colonnes d’un temple élevé à l’universelle nature, et qui domine d’un côté la mer, et de l’autre le désert, ces deux faces mornes du monde. J’étais déjà venu rêver dans ce lieu sans but défini, sans autre pensée que ces vagues problèmes philosophiques qui s’agitent toujours dans les cerveaux inoccupés en présence de tels spectacles. Désormais j’y apportais une idée féconde ; je n’étais plus seul ; mon avenir se dessinait sur le fond lumineux de ce tableau : la femme idéale que chacun poursuit dans ses songes s’était réalisée pour moi ; tout le reste était oublié.

Je n’ose te dire quel vulgaire incident vint me tirer de ces hautes réflexions pendant que je foulais d’un pied superbe le sable rouge du sentier. Un énorme insecte le traversait, en