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LES FEMMES DU CAIRE.

temps écoulés s’était reformé pour un instant. Suis-je bien le fils d’un pays grave, d’un siècle en habit noir et qui semble porter le deuil de ceux qui l’ont précédé ? Me voilà transformé moi-même, observant et posant à la fois, figure découpée d’une marine de Joseph Vernet.

J’ai pris place dans un café établi sur une estrade que soutiennent comme des pilotis des tronçons de colonnes enfoncées dans la grève. À travers les fentes des planches, on voit le flot verdâtre qui bat la rive sous nos pieds. Des matelots de tous pays, des montagnards, des Bédouins au vêtement blanc, des Maltais et quelques Grecs à mine de forban fument et causent autour de moi ; deux ou trois jeunes cafédjis servent et renouvellent çà et là les finejanes pleines d’un moka écumant, dans leurs enveloppes de filigrane doré ; le soleil, qui descend vers les monts de Chypre, à peine cachés par la ligne extrême des flots, allume çà et là ces pittoresques broderies qui brillent encore sur les pauvres haillons ; il découpe, à droite du quai, l’ombre immense du château maritime qui protège le port, amas de tours groupées sur des rocs, dont le bombardement anglais de 1840 a troué et déchiqueté les murailles. Ce n’est plus qu’un débris qui se soutient par sa masse et qui atteste l’iniquité d’un ravage inutile. À gauche, une jetée s’avance dans la mer, soutenant les bâtiments blancs de la douane ; comme le quai même, elle est formée presque entièrement des débris de colonnes de l’ancienne Béryte ou de la cité romaine de Julia Félix.

Beyrouth retrouvera-t-elle les splendeurs qui trois fois l’ont faite reine du Liban ? Aujourd’hui, c’est sa situation au pied de monts verdoyants, au milieu de jardins et de plaines fertiles, au fond d’un golfe gracieux que l’Europe emplit continuellement de ses vaisseaux, c’est le commerce de Damas et le rendez-vous central des populations industrieuses de la montagne, qui font encore la puissance et l’avenir de Beyrouth. Je ne connais rien de plus animé, de plus vivant que ce port, ni qui réalise mieux l’ancienne idée que se fait l’Europe de ces échelles du Levant, où se passaient des romans ou des comé-