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VOYAGE EN ORIENT.

— Je n’ai pas d’argent à donner en douaire, et aucune famille ne m’accordera de femme autrement.

— Allons, dis-je en moi-même après un silence, montrons-nous magnanime, faisons deux heureux.

Je me sentais grandi par cette pensée. Ainsi, j’aurais délivré une esclave et créé un mariage honnête. J’étais donc à la fois bienfaiteur et père !

Je pris les mains de l’Arménien, et je lui dis :

— Elle vous plaît : épousez-la, elle est à vous !

J’aurais voulu avoir le monde entier pour témoin de cette scène émouvante, de ce tableau patriarcal : l’Arménien étonné, confus de cette magnanimité ; l’esclave assise près de nous, encore ignorante du sujet de notre entretien, mais, à ce qu’il me semblait, déjà inquiète et rêveuse…

L’Arménien leva les bras au ciel, comme étourdi de ma proposition.

— Comment ! lui dis-je, malheureux, tu hésites !… Tu séduis une femme qui est à un autre, tu la détournes de ses devoirs, et ensuite tu ne veux pas t’en charger quand on te la donne ?

Mais l’Arménien ne comprenait rien à ces reproches. Son étonnement s’exprima par une série de protestations énergiques. Jamais il n’avait eu la moindre idée des choses que je pensais. Il était si malheureux même d’une telle supposition, qu’il se hâta d’en instruire l’esclave et de lui faire donner témoignage de sa sincérité. Apprenant en même temps ce que j’avais dit, elle en parut blessée, et surtout de la supposition qu’elle eût pu faire attention à un simple raya, serviteur tantôt des Turcs, tantôt des Francs, une sorte de yaoudi.

Ainsi le capitaine Nicolas m’avait induit en toute sorte de suppositions ridicules… On reconnaît bien là l’esprit astucieux des Grecs !