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LES FEMMES DU CAIRE.

déserts de La Ville des Morts ; le faite crénelé des murs et de» tours de Saladin, rayés de bandes jaunes et rouges, fourmillait ainsi de spectateurs ; il n’y avait plus là de quoi penser à l’Opéra ni à la fameuse caravane que Bonaparte vint recevoir et fêter à cette même porte de la Victoire. Il me semblait que les siècles remontaient encore en arrière, et que j’assistais à une scène du temps des croisades. Des escadrons de la garde du vice-roi espacés dans la foule, avec leurs cuirasses étincelantes et leurs casques chevaleresques, complétaient cette illusion. Plus loin encore, dans la plaine où serpente le Calish, on voyait des milliers de tentes bariolées, où les pèlerins s’arrêtaient pour se rafraîchir ; les danseurs et les chanteurs ne manquaient pas non plus à la fête, et tous les musiciens du Caire rivalisaient de bruit avec les sonneurs de trompe et les timbaliers du cortège, orchestre monstrueux juché sur des chameaux.

On ne pouvait rien voir de plus barbu, de plus hérissée, de plus farouche que l’immense cohue des Moghrabins, composée des gens de Tunis, de Tripoli, de Maroc et aussi de nos compatriotes d’Alger, L’entrée des Cosaques à Paris en 1816 n’en donnerait qu’une faible idée. C’était aussi parmi eux que se distinguaient les plus nombreuses confréries de santons et de derviches, qui hurlaient toujours avec enthousiasme leurs cantiques d’amour entremêlés du nom d’Allah. Les drapeaux de mille couleurs, les hampes chargées d’attributs et d’armures, et çà et là les émirs et les cheiks en habits somptueux, aux chevaux caparaçonnés, ruisselants d’or et de pierreries, ajoutaient à cette marche un peu désordonnée tout l’éclat que l’on peut imaginer. C’était aussi une chose fort pittoresque que les nombreux palanquins des femmes, appareils singuliers, figurant un lit surmonté d’une tente et posé en travers sur le dos d’un chameau. Des ménages entiers semblaient groupés à l’aise avec enfants et mobilier dans ces pavillons, garnis de tentures brillantes pour la plupart.

Vers les deux tiers de la journée, le bruit des canons de la