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lieu où mon oncle, dans ses promenades, m’avait conduit bien des fois : c’est le Temple de la philosophie, que son fondateur n’a pas eu le bonheur de terminer. Il a la forme du temple de la sibylle Tiburtine, et, debout encore, sous l’abri d’un bouquet de pins, il étale tous ces grands noms de la pensée qui commencent par Montaigne et Descartes, et qui s’arrêtent à Rousseau. Cet édifice inachevé n’est déjà plus qu’une ruine, le lierre le festonne avec grâce, la ronce envahit les marches disjointes. Là, tout enfant, j’ai vu des fêtes où les jeunes filles vêtues de blanc venaient recevoir des prix d’étude et de sagesse. Où sont les buissons de roses qui entouraient la colline ? L’églantier et le framboisier en cachent les derniers plants, qui retournent à l’état sauvage. — Quant aux lauriers, les a-t-on coupés, comme le dit la chanson des jeunes filles qui ne veulent plus aller au bois ? Non, ces arbustes de la douce Italie ont péri sous notre ciel brumeux. Heureusement le troène de Virgile fleurit encore, comme pour appuyer la parole du maître inscrite au-dessus de la porte : Rerum cognoscere causas ! — Oui, ce temple tombe comme tant d’autres, les hommes oublieux ou fatigués se détourneront de ses abords, la nature indifférente reprendra le terrain que l’art lui disputait ; mais la soif de connaître restera éternelle, mobile de toute force et de toute activité !

Voici les peupliers de l’île, et la tombe de Rousseau, vide de ses cendres. O sage ! tu nous avais donné le lait des forts, et nous étions trop faibles pour qu’il pût nous profiter. Nous avons oublié tes leçons que savaient nos pères, et nous avons perdu le sens de ta parole, dernier écho des sagesses antiques. Pourtant ne désespérons pas, et, comme tu fis à ton suprême instant, tournons nos yeux vers le soleil !