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peut piquer l’épée en terre et se jeter dessus les bras ouverts ; mais nous sommes ici dans une chambre parquetée, où le tapis manque, nonobstant la froide saison. La fenêtre est d’ailleurs assez ouverte et assez haute sur la rue pour qu’il soit loisible à tout désespoir tragique de terminer par là son cours. Mais… mais, je vous l’ai dit mille fois, je suis un comédien qui a de la religion.

Vous souvenez-vous de la façon dont je jouais Achille, quand par hasard passant dans une ville de troisième ou de quatrième ordre, il nous prenait la fantaisie d’étendre le culte négligé des anciens tragiques français ? J’étais noble et puissant, n’est-ce pas, sous le casque doré aux crins de pourpre, sous la cuirasse étincelante, et drapé d’un manteau d’azur ? Et quelle pitié c’était alors de voir un père aussi lâche qu’Agamemnon disputer au prêtre Calchas l’honneur de livrer plus vite au couteau la pauvre Iphigénie en larmes ! J’entrais comme la foudre au milieu de cette action forcée et cruelle ; je rendais l’espérance aux mères et le courage aux pauvres filles, sacrifiées toujours à un devoir, à un Dieu, à la vengeance d’un peuple, à l’honneur ou au profit d’une famille !… car on comprenait bien partout que c’était là l’histoire éternelle des mariages humains. Toujours le père livrera sa fille par ambition, et tou-