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LES FILLES DU FEU

Je lui ai répondu que je m’en passerais bien, ayant déjà des notions générales sur le personnage dont il s’agissait.

« Voilà pourtant comme on écrit l’histoire ! » m’a-t-il répondu[1].

Vous me direz que j’aurais pu me faire communiquer l’histoire de l’abbé de Bucquoy par quelques-uns de ces bibliophiles qui subsistent encore, tels M. de Montmerqué et autres. À quoi je répondrai qu’un bibliophile sérieux ne communique pas ses livres. Lui-même ne les lit pas, de crainte de les fatiguer.

Un bibliophile connu avait un ami ; — cet ami était devenu amoureux d’un Anacréon in-seize, édition lyonnaise du seizième siècle, augmentée des poésies de Bion, de Moschus et de Sapho. Le possesseur du livre n’eût pas défendu sa femme aussi fortement que son in-seize. Presque toujours son ami, venant déjeuner chez lui, traversait indifféremment la bibliothèque ; mais il jetait à la dérobée un regard sur l’Anacréon.

Un jour, il dit à son ami : Qu’est-ce que tu fais de cet in-seize mal relié… et coupé ? Je te donnerais volontiers le Voyage de Polyphile en italien, édition princeps des Aldes, avec les gravures de Belin, pour cet in-seize… Franchement, c’est pour compléter ma collection des poëtes grecs.

Le possesseur se borna à sourire.

— Que te faut-il encore ?

— Rien. Je n’aime pas à échanger mes livres.

Si je t’offrais encore mon Roman de la Rose, grandes

  1. M. Toulouse, rue du Foin-Saint-Jacques, en face la caserne des gendarmes.