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table des riches, même entre confrères de lettres, lui semblent vides de substance et gros d’ennui. Personnellement, si on lui demandait : « Pourquoi dites-vous toujours que vous êtes un pauvre ? » — comme Jean Bousset il répondrait sans doute : « Je ne sais pas. Ce n’est peut-être pas vrai ; mais j’ai besoin de le dire. Si je ne le disais pas, il me semble que dans la vie j’eusse pu ne pas agir comme un pauvre. » À lui, les riches ne volent pas le pain ; ils ne lui volent que ses plaisirs. Mais à chaque plaisir qu’on lui vole, il se retourne vers son voisin d’autrefois, le paysan Jean Morentin ; il revient à cet interlocuteur imaginaire « comme on revient chez soi quand on ne sait plus où aller. » Et derrière Jean Morentin, il lève tout un peuple vivant : « Son père, sa mère ; et plus loin encore dans sa race, toutes les mains noires, toutes les faces grises, et ces épaules de travailleurs qui ont grossi pour peser davantage sur les travaux forcés ; et plus loin encore, en remontant au jour où il fut dit : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », la masse obscure des pauvres dont il était le fils par les siens l’accompagnait, goutte de sueur par goutte de sueur, avec des jours sans rires, avec les rires des riches qui vous apprennent qu’on pourrait rire, avec l’unique joie que l’on gardait comme un trésor, qu’ils vous volent et dont ils ne se serviront même pas… avec le sentiment que le malheur n’est plus un ennemi puisque depuis longtemps on est habitué à sa présence. »