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SUITE AU RECIT ... 35 I

A Saint-Denis l'hôte n'avait pas changé. J'étais ému à un point extrême de le voir et de l'entendre.

— " Voilà un homme, pensai-je, qui a vu Manon ".

Un instant, je craignis qu'il ne parlât comme il avait fait une fois devant mon frère : — " Ah ! c'est ce joli Monsieur ! Mais où donc est la petite Demoiselle qui l'accompagnait. Qu'il était aimable ! Qu'elle était charmante ! les pauvres enfants, comme ils se cares- saient ! " Je brûlais du désir, pendant que j'étais là, de revoir cette chambre rustique de nos noces où Manon et moi, en nous unissant, avions signé le pacte avec le malheur. Mais, dans le moment que j'allais parler, une force terrible me retint ; une main invisible se posa sur mes lèvres comme pour m'inviter au silence et une voix parla dans mon cœur : — " Malheureux, vas-tu dire que Manon est morte ? "

A ces mots, jaillis de ma poitrine, une sorte de honte empourpra mes joues et mon front. Je reculai de douleur, je sortis en hâte et revins prendre ma place dans le fond du coche ; il était temps. Un religieux récollet, un mar- chand et quelques dames y entraient comme moi et même un garde du corps de l'aspect de Lescaut dont la vue ne laissa pas, par tous les souvenirs qu'elle éveilla en moi, de m'impressionner. J'avais eu tellement à souffrir du frère de Manon et le conseil qu'il m'avait donné de m'adonner au jeu m'avait été si funeste que j'avais, malgré sa mort, conservé le plus mauvais souvenir de ses services. Le garde du corps, qui me faisait vis à vis, sans se douter de ce que sa présence évoquait de pénible dans ma mémoire, essaya de lier la conversation. Il me dit qu'à voir mon èpée et ma bonne mine il ne doutait point

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