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quand, dans les jours d’apparat, il quittait sa peau de mouton, pour le grand uniforme de feld-maréchal, il se chargeait d’ornements, de tous ses cordons, de ses plaques en diamants et décorations de toute espèce, attachait à son chapeau une aigrette en brillants qui lui avait été donnée par Catherine, et à son cou le portrait de cette princesse.

Suwarow possédait un assez grand fond d’instruction et parlait avec facilité plusieurs langues, mais il se refusait aux longues écritures diplomatiques et politiques. « La plume sied mal, disait-il, dans la main d’un soldat. » On s’occupait à la cour de l’originalité de caractère de Suwarow, de sa manière de vivre, de la singularité de son langage et de la rudesse de ses mœurs. Sa mise aussi prêtait aux sarcasmes des courtisans qui ne l’aimaient pas. Tout cela, comme nous l’avons dit, était un calcul habile ; Suwarow, avide de fortune et de renommée, doué d’un esprit délié et d’un tact admirable, crut devoir se frayer une voie nouvelle pour arriver à la faveur de sa souveraine. Catherine aimait Suwarow, qui, en sa présence, outrait jusqu’à ses défauts : c’était pour elle un caractère d’une espèce à part et qui méritait d’être distinguée. Les soldats adoraient un chef qui partageait toutes leurs fatigues, qui vivait au milieu d’eux sans faste, sans recherche et aussi simplement qu’eux-mêmes. Connaissant tout l’empire de la religion, de la superstition même sur les soldats russes, il obligeait les officiers à réciter le soir, après la retraite, des prières publiques devant leurs troupes ; il n’engageait jamais une action sans faire plusieurs signes de croix et sans baiser une petite image de la vierge ou de saint Nicolas qu’il portait toujours sur lui ; il ne manquait pas de faire mettre à l’ordre du jour, la veille d’une bataille, que tous ceux qui seraient tués, le lendemain, iraient en paradis. Aussi actif qu’audacieux, il possédait au suprême degré l’art d’exalter l’enthousiasme du soldat et de l’attacher à sa destinée : aussi les Russes devinrent-ils entre ses mains d’excellents instruments de carnage.

Minutieux et sévère dans le service, il voulait, avec raison, que la discipline fût rigoureuse et que l’obéissance envers le chef fût exacte et absolue. Lui-même se proposait pour exemple. Il se faisait donner publiquement un ordre quelconque par un de ses aides-de-camp, en montrait de l’étonnement d’abord, et finissait par demander de qui venait cet ordre. « Du maréchal Suwarow lui-même, répondait l’aide-de-camp. » Suwarow faisait aussitôt ce qui lui avait été prescrit en disant d’une voix ferme et élevée : « Il faut qu’on lui obéisse. »

Il y avait certes plus de bizarrerie que d’adresse dans cette manière de rappeler à ses inférieurs ce qu’ils lui devaient de soumission ; mais le caractère de Suwarow était ainsi tourné, et puis il mesurait ses moyens à l’intelligence de ceux sur lesquels il prétendait agir. Ses soldats étaient des demi-barbares auxquels il se serait bien gardé de parler de devoirs moraux, de gloire et d’amour de la patrie.

Suwarow avait une fortune immense, mais on n’eut à lui reprocher aucune déprédation ; tout ce qu’il possédait lui avait été donné par Catherine. À Ismaïlow, les Russes firent un butin considérable ; Suwarow, pour sa part, n’accepta pas même un cheval. Ce à quoi il tenait surtout, c’était à ses diamants ; confiés à la garde d’un Cosaque, ils ne le quittaient jamais. Il y avait au fond du cœur de cet homme singulier et sous cette écorce âpre et dure, une sensibilité particulière ; il aimait l’impératrice, il l’aimait comme on aime Dieu : tout ce qui lui rappelait le souvenir de Catherine, de celle qu’avec l’armée russe il avait nommée mère,