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gner le contrat immédiatement. Mais il se ravisa : il craignit que sa femme ne lui reprochât d’être allé trop vite en affaires. Dulieu lui avait parlé de visiter les lots ; il crut plus sage de faire cette visite.

L’agent d’immeubles s’empressa de se mettre à sa disposition pour le conduire à l’endroit où se trouvaient les terrains et dit au père Beaulieu qu’il ne laisserait ce soin à personne autre et qu’il irait le prendre, le lendemain après-midi, à son épicerie.

Le père Beaulieu, confus de ce qu’il croyait être un grand honneur, partit en remerciant Dulieu.

L’agent d’immeubles n’eut garde de manquer au rendez-vous. Il arriva en automobile, avec un chauffeur en livrée, et son apparition causa toute une sensation dans les environs de l’épicerie.

Le père Beaulieu n’était jamais allé en automobile. Il prit place sur les coussins moelleux de la voiture avec un soin et des précautions qui tenaient du respect. L’automobile fila rapidement et il eut la sensation qu’il roulait vers la fortune, à une allure vertigineuse. Il fit part de ses ennuis à Dulieu et lui dit qu’il ne croyait pas la vie de la ville faite pour lui et qu’il aimerait à retourner à Saint-Augustin. Une spéculation heureuse lui en fournirait les moyens et le mettrait à l’aise jusqu’à la fin de ses jours.

« J’ai votre affaire », lui dit l’agent d’immeubles. « J’ai justement ce qu’il vous faut. Vous ne pouvez manquer de vous enrichir en achetant mes terrains. Dans deux ou trois ans, ils auront doublé de valeur. L’expansion de la ville en fera promptement des propriétés extraordinairement productives. »

Le père Beaulieu avait dit à Dulieu qu’il avait trois mille piastres à placer. L’agent d’immeubles lui avait conseillé de ne pas acheter des lots pour ce montant seulement, mais d’en acheter pour six ou sept mille piastres et de payer la balance du prix par versements, ce qui lui permettrait de faire une transaction plus avantageuse, et, qui sait, de vendre peut-être ses lots avec profit avant d’avoir fini de les payer. L’épicier goûta le conseil, car, quand on parlait d’immeubles dans le quartier, il était toujours question de transactions semblables. Le père Beaulieu espérait avoir mené l’affaire à bien en une couple d’années. Il comptait retourner à Saint-Augustin une fois sa fortune faite.

L’automobile roulait maintenant en pleine campagne.

Ce n’était pas la campagne que connaissait le père Beaulieu, la belle campagne féconde aux riches moissons : c’étaient d’interminables champs stériles, brûlés par le soleil, où l’herbe roussie était toute poussiéreuse et sur lesquels une malédiction semblait s’être abattue. Le père Beaulieu n’avait jamais rien vu de pareil ; il en était scandalisé et presque épouvanté. Sa mentalité d’homme des champs se refusait à croire qu’on pût faire un tel gaspillage et laisser un aussi grand espace improductif ; pas un animal ne paissait l’herbe desséchée, on ne voyait aucun être humain, il n’y avait pas une seule habitation, rien qu’un petit pavillon en planche, à la porte duquel se tenait un groupe d hommes. Cette petite baraque était au milieu du champ, à plusieurs