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Il ne se plaignait pas cependant. Il était stoïque comme un vrai fils du sol : on ne se plaint pas, à la campagne, quand on souffre ; on est trop accoutumé aux privations et on envisage la vie et la mort d’une manière trop calme. « On pâtit », — c’est le mot employé en pareille cas, — mais on ne se livre pas à des explosions bruyantes de douleur, à ces pleurs et à ces lamentations qui soulagent ceux qui souffrent. Non, les peines y sont patientes et résignées, et d’autant plus profondes qu’on s’épanche moins.

C’est de cette manière que le père Beaulieu « pâtissait ».

Sa pauvre tête n’en pouvait plus, le soir, quand il avait fini de servir les clients et que ses gros doigts malhabiles cessaient de manier le crayon avec lequel il faisait péniblement les additions. Son épicerie contenait une foule d’objets qu’il n’avait jamais vus et dont il n’avait même jamais entendu parler. Il les contemplait parfois d’un air étonné et semblait se demander comment il était arrivé à en être entouré, au lieu des objets familiers que contenait sa maison, à Saint-Augustin.

Ces pensées et ces regrets lui venaient par accès soudains, par bouffées, comme si la porte qui fermait sa vie passée se fut entr’ouverte et refermée juste le temps de lui laisser jeter un regard en arrière.

Il se demandait parfois s’il mènerait longtemps cette vie fiévreuse et affolante de la ville et l’épouvante le prenait. La tête lui tournait jusqu’à ce qu’il en eût le vertige. Il aspirait après la paix et le repos. S’il eût su ce à quoi il s’exposait, jamais il ne serait venu à la ville : il serait demeuré à Saint-Augustin, comme le père Duverger ; il aurait placé son argent et il aurait vécu heureux.

Il se demandait s’il ne pourrait pas encore se retirer des affaires et reprendre sa vie d’autrefois, si c’était possible et s’il en était encore temps.

Peu à peu, cette idée de retraite et de repos devint chez lui une idée fixe ; elle l’obsédait, le dominait, l’hypnotisait. Ne pourrait-il pas vendre son épicerie avec bénéfice ? Ne pourrait-il pas faire quelque transaction immobilière avantageuse qui le mettrait à même de réaliser son rêve ? Tout le monde s’enrichissait, dans les environs, à en croire ce qui se disait. Pourquoi pas lui ?

Ces propriétés achetées à un faible prix et qu’on vendait deux ou trois fois le prix d’achat, pourquoi n’en trouverait-il pas ?

Justement les journaux commençaient à publier les annonces des agents d’immeubles qui lançaient des propriétés sur le marché. Il y avait des pages et des pages de littérature alléchante, où on lisait que telle ou telle propriété constituait une chance unique de placement qu’un père de famille serait coupable de négliger. Toutes ces propriétés avaient des nom pompeux et contenaient des multitudes de « lots » qui étaient censés se vendre presque pour rien, mais dont le prix devait hausser énormément, à brève échéance. Le père Beaulieu lisait tout cela et son imagination simple en était vivement frappée.