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ment heureux si l’apprentissage des coutumes et des usages de la ville ne les avait souvent exposés à des désagréments imprévus.

Ce fut d’abord le policier de service dans leur rue qui survint et regarda d’un air mécontent le bel étalage de marchandises que Joseph et Henri avaient fait sur le trottoir, pour attirer la clientèle. Le père Beaulieu courut à la porte, en voyant le policier, croyant avoir trouvé un acheteur, mais ce n’était pas cela du tout : le policier lui ordonna poliment mais avec fermeté d’avoir à rentrer ses marchandises dans son magasin, sans quoi on le mettrait à l’amende. Le père Beaulieu s’empressa d’obéir.

Puis les querelles avec les voisins commencèrent. Ils se plaignirent du bruit que l’épicier et sa famille, très matinaux et très âpres au gain, faisaient en ouvrant leur magasin à des heures vraiment inusitées : le père Beaulieu descendait quelquefois à l’épicerie à cinq heures et demie ! Naturellement, ses fils le suivaient de près, réveillés par les craquements du plancher sous ses pieds. Accoutumés aux grands espaces et n’ayant jamais eu de voisins qu’ils pussent gêner, ils parlaient à tue-tête, chantaient et faisaient un vacarme d’enfer. Ils causaient dans la rue, en face de l’épicerie. On entendait alors des voix irritées qui disaient : « laissez donc dormir le monde, si vous ne voulez pas dormir ! vous n’êtes pas à l’Abord-à-Plouffe, ici ». Et même, une fois, Joseph, qui s’était innocemment appuyé à une muraille, juste sous une fenêtre, reçut sur la tête le contenu d’un récipient qui aurait plutôt dû être versé à l’égout.

Ils se levèrent donc en tapinois avec d’infinies et risibles précautions et n’osèrent plus parler à voix haute dans la rue avant que le bruit n’y fût devenu assez grand pour dominer le son de leurs voix, car non seulement ils ne voulaient pas s’exposer à des désagréments, mais ils craignaient aussi de mécontenter des clients possibles.

Les enfants étaient nombreux dans le quartier, et ils étaient souvent aussi turbulents et quelquefois fort mal élevés. Ceux de la Leblanc et de la Fournier brisèrent une des vitrines en jouant à la balle devant l’épicerie, en dépit de la défense du père Beaulieu. Il fut très contrarié de cet accident et il se fit injurier de la belle façon par la Leblanc, lorsqu’il essaya de gronder les enfants.

« Elle était craquée d’avance votre vitre, vieil avare », lui dit-elle. « Il faut bien que les enfants jouent. Je voudrais bien savoir ce que faisaient les vôtres quand ils étaient petits ? » Tant de véhémence déconcerta le père Beaulieu, qui fit remplacer la vitre sans protester davantage, craignant de se faire une mauvaise réputation dans le quartier s’il intentait un procès. Il fut mal récompensé de sa longanimité, car à l’instigation de leur mère les petits Leblanc l’insultèrent en pleine rue et il fut finalement obligé de les menacer de la police et de faire écrire une lettre d’avocat à leur mère pour avoir la paix.

Il oubliait toutes ces contrariétés, le samedi, quand il faisait sa caisse et qu’il comptait, avec l’aide de Marie, les bénéfices de la semaine.