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La mère Beaulieu, elle, avait pris d’avance son parti du changement ; pourvu que « son homme » fût content, elle était satisfaite.

Quant à Henri, cela lui était absolument indifférent. Il était plein de vie, de force et de gaieté, et il était prêt à tout.

Dulieu avait donné un délai d’un mois au père Beaulieu pour accepter son chiffre. Il fallait donc se décider assez vite. La perspective d’être épiciers troubla bien un peu le père Beaulieu et sa famille, mais l’espoir du gain et la crainte du travail considérable qu’exigerait la mise en culture de leur autre terre les décidèrent : ils iraient à Montréal et y feraient fortune comme tant d’autres. Pourquoi pas ?

Au bout de quinze jours, le père Beaulieu, qui ne faisait plus mystères de ses projets ambitieux, partit donc pour Montréal, cette fois dans le but de bâcler définitivement l’affaire.

Il signa une promesse de vente et Dulieu lui donna un à-compte, puis l’agent d’immeubles et lui se rendirent ensemble dans le quartier Saint-Denis, où était située l’épicerie que le père Beaulieu devait acheter. Elle se trouvait à l’angle de la rue Beaubien et de la rue Labelle, dont le nom a depuis été changé en celui plus sonore d’avenue de Châteaubriand.

Le dernier occupant du magasin avait cédé à forfait son fonds de commerce et son bail à Dulieu, qui comptait faire un beau bénéfice et qui demanda trois mille piastres pour ce qu’il n’avait payé que mille piastres. Il avait acheté, depuis, pour trois cents piastres de marchandises, qu’il avait disposées bien en évidence, afin de donner une meilleure apparence au magasin et afin de grossir l’approvisionnement de manière à pouvoir demander un bon prix. Le père Beaulieu se récria un peu, mais le commis que Dulieu avait installé dans l’épicerie fit si bien l’article que le père Beaulieu accepta les conditions de Dulieu moyennant une diminution du prix de quelques cents piastres. Dulieu faisait environ quinze cents piastres de profit et il songeait avec satisfaction que la terre du père Beaulieu ne lui coûterait pas cher.

Le père Beaulieu repartit pour Saint-Augustin avec les clefs du magasin dans ses poches.

Le déménagement traîna en longueur, car on avait tant de choses à emporter. On ne savait ce qu’il fallait prendre et ce qu’il fallait laisser. Si le père Beaulieu se fût écouté, il eût emmené à Montréal tous ses animaux de ferme et il eût aussi emporté tous ses meubles et tous ses instruments aratoires. Il fallut les exhortations réunies de sa femme, de ses fils et de sa fille, qui lui représentèrent que les maisons de la ville n’étaient guère spacieuses, pour qu’il se résignât, avec un serrement de cœur indicible, à mettre en vente ses animaux, ne se réservant qu’un cheval et une vache. Il ne garda qu’une voiture légère, qui servirait à livrer les commandes en ville. Tout le reste fut sacrifié, à l’exception des légumes, qu’il devait envoyer à la ville, pour les vendre dans son épicerie. Les voisins se donnèrent le mot et il vendit ses animaux, ses instruments aratoires, ses voitures et une partie du mobilier à des prix dérisoires. Il fit un encan auquel assistait tout