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grangé une bonne récolte et qu’un hiver confortable, au cours duquel ils ne manqueraient de rien, se présentait à eux, ils hésitaient, préférant garder pour l’avenir la somme énorme qu’ils croyaient pouvoir facilement obtenir. Le cultivateur regrettait presque d’avoir converti sa femme à ses idées et elle, de son côté, ne voyait pas de nécessité de se presser.

Mais bientôt des inquiétudes naquirent dans leurs esprits : si Dulieu achetait la terre d’un voisin ou s’il se fatiguait d’attendre et concluait d’autres transactions… Ils n’avaient pas le moindre doute que cette affaire le préoccupât autant qu’eux et qu’il y songeât souvent. « S’il allait changer d’idée, pensait le père Beaulieu… »

D’autre part, les voisins causaient du départ possible du père Beaulieu et, le dimanche, quand on se rencontrait tous ensemble, devant l’église, on continuait d’en parler. Mais il ne partait pas, il ne parlait de rien… Était-il possible qu’après tout Dulieu se fut moqué de lui. Après avoir supposé qu’il allait vendre sa terre, on supposait maintenant aussi facilement et beaucoup moins charitablement qu’il n’avait pu réussir à la vendre, et on se gaussait même un peu de lui.

Il entendit chuchoter, à deux ou trois reprises, quand il passait près d’un groupe : « il ne la vend toujours pas sa terre, le père Beaulieu ». On se gêna moins avec ses enfants et on leur demanda railleusement quand Dulieu venait prendre possession de la terre. Henri et Joseph parlèrent à leur père, qui dut les mettre un peu au courant.

Aiguillonné à la fois par sa convoitise et par les ennuis que lui faisaient éprouver les quolibets des voisins, le père Beaulieu prit une grande décision. Il dit à sa femme : « je vais aller à Montréal ; nous verrons bien ce qui en est. »

Les « travaux » — comme on appelle à la campagne le temps de la moisson — étaient terminés. Il partit donc pour Montréal et se rendit chez Dulieu.

Celui-ci avait ses bureaux sur une des rues principales, en plein centre de l’activité financière et commerciale. Il était absent quand le cultivateur entra et le père Beaulieu dut attendre.

Il n’y a rien de tel que l’attente pour démoraliser un quémandeur et le visiteur passa successivement par toutes les alternatives de l’espoir et du découragement, en contemplant l’enfilade de pièces simplement mais richement meublées où allaient et venaient les clients et les employés. Il était déjà désorienté par une course rapide à travers le kaléidoscope des rues de la ville et il lui fallait une grande tension d’esprit pour se rappeler distinctement ce qu’il désirait et ce qu’il entendait demander.

Dulieu entra bientôt. Ce n’était plus le même Dulieu, affable et enjoué, mais un homme d’affaires pressé, aux traits-durs, à la physionomie sérieuse. Il se dérida cependant en apercevant le père Beaulieu et souhaita aimablement la bienvenue au cultivateur, qui commen-