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LE TEMPLE DE GNIDE.


différence entre les voluptés et les besoins ; on bannit tous les arts qui pourroient troubler un sommeil tranquille ; on donne des prix, aux dépens du public, à ceux qui peuvent découvrir des voluptés nouvelles ; les citoyens ne se souviennent que des bouffons qui les ont divertis, et ont perdu la mémoire des magistrats qui les ont gouvernés.

On y abuse de la fertilité du terroir, qui y produit une abondance éternelle ; et les faveurs des dieux sur Sybaris ne servent qu’à encourager le luxe et la mollesse[1].

Les hommes sont si efféminés, leur parure est si semblable à celle des femmes ; ils composent si bien leur teint ; ils se frisent avec tant d’art ; ils emploient tant de temps à se corriger à leur miroir, qu’il semble qu’il n’y ait qu’un sexe dans toute la ville.

Les femmes se livrent au lieu de se rendre : chaque jour voit finir les désirs et les espérances de chaque jour : on ne sait ce que c’est que d’aimer et d’être aimé ; on n’est occupé que de ce qu’on appelle si faussement jouir.

Les faveurs n’y ont que leur réalité propre ; et toutes ces circonstances qui les accompagnent si bien, tous ces riens qui sont d’un si grand prix, ces engagements qui paroissent toujours plus grands, ces petites choses qui valent tant, tout ce qui prépare un heureux moment, tant de conquêtes au lieu d’une, tant de jouissances avant la dernière : tout cela est inconnu à Sybaris[2].

  1. A. A encourager le luxe et à flatter la mollesse.
  2. Colardeau :


    La beauté sans pudeur y cède sans amour.
    Chaque jour voit finir l’espoir de chaque jour.
    On n’y recherche point ce bien, ce bien suprême.
    Ce doux plaisir d’aimer, d’être aimé comme on aime.
    D’un éclair de bonheur on s’y laisse éblouir,
    On demande, on obtient, et l’âme croit jouir.
    Jouir ! Non, mon ami nul charme n’environne,