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LETTRES PERSANES.


son cœur qui ne songent qu’à me perdre ; [1] elles ont des quarts d’heure [2] où je ne suis point écouté, des quarts d’heure où l’on ne refuse rien, des quarts d’heure où j’ai toujours tort. Je mène dans le lit de mon maître des femmes irritées : crois-tu que l’on y travaille pour moi, et que mon parti soit le plus fort ? J’ai tout à craindre de leurs larmes, de leurs soupirs, de leurs embrassements, et de leurs plaisirs même ; elles sont dans le lieu de leurs triomphes ; leurs charmes me deviennent terribles ; les services présents effacent, dans un moment, tous mes services passés ; et rien ne peut me répondre d’un maître qui n’est plus à lui-même.

Combien de fois m’est-il arrivé de me coucher dans la faveur et de me lever dans la disgrâce ! Le jour que je fus fouetté si indignement autour du sérail, qu’avais-je fait ? Je laisse [3] une femme dans les bras de mon maître : dès qu’elle le vit enflammé, elle versa un torrent de larmes ; elle se plaignit, et ménagea si bien ses plaintes, qu’elles augmentaient à mesure de l’amour qu’elle faisait naître. Comment aurais-je pu me soutenir dans un moment si critique ? Je fus perdu, lorsque je m’y attendais le moins ; je fus la victime d’une négociation amoureuse, et d’un traité que les soupirs avaient fait. Voilà, cher Ibbi, l’état cruel dans lequel j’ai toujours vécu.

Que tu es heureux ! tes soins se bornent uniquement à la personne d’Usbek. Il t’est facile de lui plaire, et de te maintenir dans sa faveur jusqu’au dernier de tes jours.

Du sérail d’Ispahan, le dernier de la lune de saphar, 1711.
  1. 2e C. 1721 ajoute : qu’il y a de femmes dans le sérail.
  2. A. Des quart d’heures.
  3. A. Je laissai.