Page:Montesquieu - Œuvres complètes, éd. Laboulaye, t1.djvu/132

Cette page n’a pas encore été corrigée
110
LETTRES PERSANES.


la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coude, que je reçois régulièrement et périodiquement : un homme, qui vient après moi et qui me passe, me fait faire un demi-tour ; et un autre, qui me croise de l’autre côté, me remet soudain où le premier m’avait pris : et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues.

Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes : je n’en ai moi-même qu’une légère idée, et je n’ai eu à peine que le temps de m’étonner.

Le roi de France [1] est le plus puissant prince de l’Europe. Il n’a point de mines d’or, comme le roi d’Espagne son voisin ; mais il a plus de richesses que lui, parce qu’il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n’ayant d’autres fonds que des titres d’honneur à vendre ; et, par un prodige de l’orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées. [2]

D’ailleurs, ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l’esprit même de ses sujets ; il les fait penser comme il veut. S’il n’a qu’un million d’écus dans son trésor, et qu’il en ait besoin de deux, il n’a qu’à leur persuader qu’un écu en vaut deux ; et ils le croient. [3] S’il a une guerre

  1. Louis XIV.
  2. Dans l’ancien régime, on empruntait en créant des charges, auxquelles on attribuait des gages ; elles emportaient des exemptions d’impôt. et au besoin même conféraient la noblesse. On connaît le mot d’un ministre à Louis XIV, que ces créations multipliées effrayaient : Que Votre Majesté se rassure : chaque fois qu’elle crée une charge, Dieu crée un sot pour l’acheter. Les sots calculaient ; ils trouvaient le moyen de se payer de leurs déboursés, et de satisfaire leur vanité aux dépens du public.
  3. Nos rois croyaient qu’il leur appartenait de régler le cours des monnaies ; ils considéraient la monnaie non pas comme une valeur fixe et proportionnelle au métal, mais comme un simple signe de valeurs, qu’on pouvait élever ou baisser à la volonté du prince. V. Mémoires de Mathieu Marais, t. I, p. 280, 285, 316, 357, 359, 457 ; t. IV, p. 10. La Rochefoucauld a pu dire : « Les rois font des hommes comme des pièces de monnaie ; ils les font valoir ce qu’ils veulent, et l’on est forcé de les recevoir selon leur cours, et non pas selon leur véritable prix. » (Éd. de 1665, max. 165.)