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jeune, on m’y a plongé jusqu’aux oreilles ; j’étais destiné à en faire ma carrière, je m’en suis défait de bonne heure. Depuis, j’ai souvent évité d’y être mêlé à nouveau ; je l’ai rarement accepté et ne l’ai jamais recherché ; tournant le dos à l’ambition, non à la façon des gens qui manient l’aviron et avancent ainsi à reculons, et cependant, si je suis parvenu à m’y soustraire, je le dois plus à ma bonne fortune qu’à ma résolution, car il y a dans cette partie des voies assez en rapport avec mes goûts et à ma portée ; et si j’eusse autrefois été appelé à prendre part aux affaires publiques et à me faire une situation dans le monde en les suivant, je serais certainement demeuré sourd à la voix de la raison et m’y serais engagé. — Ceux qui, malgré ce que j’en dis, vont répétant que ce que j’appelle franchise, simplicité et naïveté de mœurs est, chez moi, de l’art et de la finesse ; que c’est prudence, plus que bonté ; que j’ai de l’adresse plus que du naturel, du bon sens plus que du bonheur, me font plus d’honneur qu’ils ne m’en ôtent. Ils me prêtent assurément plus d’astuce que je n’en ai ; et à celui d’entre eux qui m’aurait suivi et épié de près, je donnerais gain de cause, s’il ne confessait que son école n’a rien qui l’emporte sur cette manière de faire qui nous permet, tout en demeurant nous-mêmes et sans paraître abdiquer notre liberté et notre indépendance, de toujours marcher droit et à même allure par les routes si tortueuses et si diverses par lesquelles il nous faut aller et où toute notre attention et notre ingéniosité ne peuvent nous diriger sûrement. La voie de la vérité est une et simple ; celle que nous font suivre notre intérêt personnel et la commodité des affaires dont nous avons la charge est double, inégale, sujette à des chances variables. J’ai souvent vu user de ces libertés contrefaites et factices, mais toujours sans succès ; elles rappellent volontiers l’àne d’Esope qui, voulant rivaliser avec le chien, vint tout gaiment mettre ses deux pieds sur les épaules de son maître ; mais tandis que, pour ce témoignage d’affection, le chien recevait des caresses, le pauvre âne reçut en place deux fois autant de coups de bâton : « Ce qui sied le mieux à chacun, c’est ce qui lui est le plus naturel (Cicéron). » Je ne veux cependant pas refuser à la tromperie le rang qu’elle mérite, ce serait ne pas connaître le monde ; je sais qu’elle a souvent rendu des services, qu’elle est nécessaire pour pouvoir remplir la plupart des charges qui incombent à l’homme ; il y a des vices légitimes, comme il y a des actions qui sont ou bonnes, ou excusables, ou illégitimes.

Il y a une justice naturelle, bien plus parfaite que celles spéciales à chaque nation qui autorisent parfois des actes condamnables lorsque le résultat doit en être utile. — La justice par elle-même, considérée en son état naturel et s’appliquant à l’universalité des êtres, a des règles différentes et plus élevées que celles de cette autre justice spéciale qui est inhérente à chaque pays et qui tient compte des besoins de son gouvernement : « Nous ne possédons point de modèle solide et positif du véritable droit et d’une justice parfaite, nous n’en avons qu’une ombre