Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/88

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est plein d’imperfection : mais il n’y a rien d’inutile en Nature, non pas l’inutilité mesmes, rien ne s’est ingeré en cet vniuers, qui n’y tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez maladiues : l’ambition, la ialousie, l’enuie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d’vne si naturelle possession, que l’image s’en recognoist aussi aux bestes. Voire et la cruauté, vice si desnaturé car au milieu de la compassion, nous sentons dedans, ie ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne, à voir souffrir autruy : et les enfans la sentent :

Suaue, mari magno, turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.

Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l’homme, destruiroit les fondamentales conditions de nostre vie. De mesme, en toute police il y a des offices necessaires, non seulement abiects, mais encores vicieux. Les vices y trouuent leur rang, et s’employent à la cousture de nostre liaison : comme les venins à la conseruation de nostre santé. S’ils deuiennent excusables, d’autant qu’ils nous font besoing, et que la necessité commune efface leur vraye qualité il faut laisser iouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux, et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres anciens sacrifierent leur vie, pour le salut de leur pays. Nous autres plus foibles prenons des rolles et plus aysez et moins hazardeux. Le bien public requiert qu’on trahisse, et qu’on mente, et qu’on massacre : resignons cette commission à gens plus obeissans et plus soupples.Certes i’ay eu souuent despit, de voir des iuges, attirer par fraude et fauces esperances de faueur ou pardon, le criminel à descouurir son fait, et y employer la piperie et l’impudence. Il seruiroit bien à la iustice, et à Platon mesine, qui fauorise cet vsage, de me fournir d’autres moyens plus selon moy. C’est vne iustice malicieuse et ne l’estime pas moins blessee par soy-mesme, que par autruy.Ie respondy, n’y a pas long temps, qu’à peine trahirois-ie le Prince pour vn particulier, qui serois tres-marry de trahir aucun particulier, pour le Prince. Et ne hay pas seulement à piper, mais ie hay aussi qu’on se pipe en moy ie n’y veux pas seulement fournir de matiere et d’occasion. En ce peu que i’ay eu à negocier entre nos Princes, en ces diui-