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choisi à quoi employer ce que je puis valoir. Aussi, il s’en faut tant que je m’attende à ce que ces sottises me soient de quelque honneur, que ce sera beaucoup si je n’y perds pas partie du peu que j’en ai acquis, parce que cette peinture morte et muette de moimême, qui se retrouve dans mon ouvrage, n’est pas à mon avantage ; elle a trait non à l’époque de mon existence où j’étais en mon meilleur état mais à celle où, bien déchu de ma vigueur primitive et de mon entrain, je commence à me flétrir et à sentir le rance ; j’approche du fond du vase et suis sur le point d’en toucher la partie inférieure et la lie.

Du reste, s’il a parlé si mal de la médecine, ce n’a été qu’à l’exemple de Pline et de Celse, les seuls médecins de Rome ancienne qui aient écrit sur leur art. — « Au surplus, Madame, je n’eusse pas osé fouiller si hardiment les mystères de la médecine, vu le credit dont cet art jouit auprès de vous et de tant d’autres, si je n’y eusse été incité par ceux-là mêmes qui l’ont exercé. Je crois que parmi les anciens latins, il n’y en a eu que deux, Pline et Celse, qui aient en outre écrit sur la matière ; si quelque jour vous les lisez, vous verrez qu’ils en parlent bien plus rudement que moi ; je ne fais que pincer, eux égorgent. Pline se moque, entre autres choses, de ce que les médecins, à bout d’expédients, aient inventé cette belle défaite de renvoyer les malades, qu’ils ont agités et tourmentés avec leurs drogues et les régimes auxquels ils les ont soumis et cela pour n’arriver à rien, les uns faire des vœux et implorer des miracles, les autres aller prendre les eaux thermales (ne vous courroucez pas, Madame, il ne parle pas de celles de ces sources qui sont de ce côté-ci de la Garonne, que vous et votre maison patronnez et qui sont dépendance des de Grammont). Ils ont encore une troisième corde à leur arc pour nous éloigner d’eux et s’éviter les reproches que nous pourrions leur adresser du peu d’amélioration qu’ils ont apporté à nos maux, dont ils se sont si longtemps occupés qu’ils n’ont plus de quoi nous leurrer, ils nous envoient dans une autre contrée, chercher un air meilleur.

« En voilà assez, je pense, Madame, pour que vous me permettiez de reprendre le fil de mon sujet dont je me suis détourné pour causer avec vous. »

Il se peut que lui-même en arrive à se remettre entre les mains des médecins ; c’est qu’alors, comme tant d’autres, il sera gravement atteint et ne jouira plus de la plénitude de ses facultés. — C’est Périclès, ce me semble, auquel on demandait comment il se portait, qui répondit en montrant les amulettes attachées à son cou et à son bras : « Vous pouvez en juger par cela ! » Il voulait indiquer par là, qu’il était bien malade, pour en être arrivé à avoir recours à pareille inutilité et s’être laissé équiper de la sorte. — Je ne dis pas qu’il ne m’arrivera pas un jour de céder à cette idée commune, si ridicule, de remettre ma vie et ma santé à la merci et à la direction des