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besoin soit, en nous, double de ce qu’il est : « Le sage recherche avec avidité les richesses naturelles (Sénèque). » Je ne regrette pas davantage que nous ne nous sustentions pas uniquement en nous mettant dans la bouche un peu de cette drogue par laquelle Épimenide se privait d’appétit et qui suffisait à le faire vivre ; que stupidement les enfants venant au monde ne nous sortent des doigts ou des talons, en admettant même, pour ne pas sembler marquer du dédain pour cet acte, que ce mode de génération par les doigts et les talons ne le cédât point à l’autre sous le rapport de la volupte ; ni que notre corps ne soit pas sans désir et insensible aux caresses ; s’en plaindre, c’est être ingrat et injuste. J’accepte de bon cœur et avec reconnaissance ce que la nature a fait pour moi ; je m’en déclare satisfait et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donateur quand on refuse ses dons, qu’on les annule ou qu’on les défigure ; de sa part tout est bon, tout ce qu’il a fait est bien fait : « Tout ce qui est selon la nature, est digne d’estime (Cicéron). »

Des opinions émises par la philosophie, j’embrasse plus volontiers celles qui reposent sur les bases les plus solides, c’est-à-dire qui sont plus humaines, plus nôtres. Raisonnant comme je vis, en toute humilité, sans élévation dans les idées, je trouve bien enfantin de sa part qu’elle se dresse sur ses ergots pour nous prêcher que marier le divin au terrestre, ce qui est raisonnable à ce qui ne l’est pas, la sévérité à l’indulgence, ce qui est honnête à ce qui est déshonnête, constituent autant de monstruosités ; que la volupté est une chose brutale, indigne que le sage y goûte ; que le seul plaisir à tirer de la jouissance d’une jeune et belle épouse, c’est la satisfaction qu’éprouve notre conscience à accomplir un acte qui est dans l’ordre, comme de chausser ses bottes pour une course à cheval qu’il nous faut entreprendre. Si seulement chez les adeptes d’une telle philosophie, leur droit à dépuceler leurs femmes, la vigueur et la sève qu’ils y dépensent, étaient réduits dans la mesure que prône son enseignement, peut-être abandonneraient-ils ces idées !

Vivons suivant la nature, ce guide si doux autant que prudent et judicieux ; chez la plupart des gens dont les idées vont s’élevant au-dessus du ciel, les mœurs sont plus bas que terre. — Ce n’est pas ce que dit Socrate, son maître et le nôtre ; il fait de la volupté corporelle le cas qui convient, mais lui préfère celle de l’esprit comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de variété, de dignité. Cette dernière, selon lui, ne va pas seule, il n’est pas rêveur à ce point, elle a seulement le pas sur l’autre ; pour lui, la tempérance est la modératrice et non l’adversaire des plaisirs. La nature est un guide doux, mais chez lequel la douceur ne prime ni la prudence, ni la justice : « Il faut pénétrer la nature des choses et voir exactement ce qu’elle commande (Cicéron). » Je suis toujours en quête de sa piste, mais continuellement de fausses traces que l’art a semées sous nos pas, nous la font perdre ; c’est pourquoi cette maxime souverainement bonne, émise par les académiciens et les péripatéticiens : « Vivre selon la nature », -