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dier, sanourer et ruminer, pour en rendre graces condignes à celuy qui nous l’ottroye. Ils iouyssent les autres plaisirs, comme ils font celuy du sommeil, sans les cognoistre. À celle fin que le dormir mesme ne m’eschappast ainsi stupidement, i’ay autresfois trouué bon qu’on me le troublast, afin que ie l’entreuisse. Ie consulte d’vn contentement auec moy : ie ne l’escume pas, ie le sonde, et plie ma raison à le recueillir, deuenuë chagrigne et desgoustée. Me trouuéie en quelque assiette tranquille, y a il quelque volupté qui me chatouille, ie ne la laisse pas friponner aux sens ; i’y associe mon ame. Non pas pour s’y engager, mais pour s’y agreer ; non pas pour s’y perdre, mais pour s’y trouuer. Et l’employe de sa part, à se mirer dans ce prospere estat, à en poiser et estimer le bon heur, et l’amplifier. Elle mesure combien c’est qu’elle doit à Dieu, d’estre en repos de sa conscience et d’autres passions intestines ; d’auoir le corps en sa disposition naturelle : iouissant ordonnément et competemment, des functions molles et flatteuses, par lesquelles il luy plaist compenser de sa grace, les douleurs, dequoy sa iustice nous bat à son tour. Combien luy vaut d’estre logee en tel poinct, que où qu’elle iette sa veuë, le ciel est calme autour d’elle : nul desir, nulle crainte ou doubte, qui luy trouble l’air aucune difficulté passée, presente, future, par dessus laquelle son imagination ne passe sans offence. Cette consideration prend grand lustre de la comparaison des conditions differentes. Ainsi, ie me propose en mille visages, ceux que la fortune, ou que leur propre erreur emporte et tempeste. Et encores ceux cy plus pres de moy, qui reçoiuent si laschement, et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voirement leur temps ; ils outrepassent le present, et ce qu’ils possedent, pour seruir à l’esperance, et pour des ombrages et vaines images, que la fantasie leur met au deuant,

Morte obita quales fama est volitare figuras,
Aut quæ sopitos deludunt somnia sensus ;

lesquelles hastent et allongent leur fuitte, à mesme qu’on les suit. Le fruict et but de leur poursuitte, c’est poursuiure comme Alexandre disoit que la fin de son trauail, c’estoit travailler.

Nihil actum credens, cum quid superesset agendum.

Pour moy donc, i’ayme la vie, et la cultiue, telle qu’il a pleu à Dieu nous l’octroyer. Ie ne vay pas desirant, qu’elle eust à dire la necessité de boire et de manger. Et me sembleroit faillir non moins