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grace à ceux à qui il soustrait la vie par le menu. C’est le seul benefice de la vieillesse. La derniere mort en sera d’autant moins plaine et nuisible : elle ne tuera plus qu’vn demy, ou vn quart d’homme. Voila vne dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort : c’estoit le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon estre, et plusieurs autres, sont desia mortes, autres demy mortes, des plus actiues, et qui tenoyent le premier rang pendant la vigueur de mon aage. C’est ainsi que ie fons, et eschappe à moy. Quelle bestise sera-ce à mon entendement, de sentir le sault de cette cheute, desia si auancée, comme si elle estoit entiere ? Ie ne l’espere pas. À la verité, ie reçoy vne principale consolation aux pensées de ma mort, qu’elle soit des iustes et naturelles : et que mes-huy ie ne puisse en cela, requerir ni esperer de la destinée, faueur qu’illegitime. Les hommes se font accroire, qu’ils ont eu autres-fois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais ils se trompent : et Solon, qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extreme durée à soixante et dix ans. Moy qui ay tant adoré et si vniuersellement cet άριστον μέτρον, du temps passé : et qui ay tant pris pour la plus parfaicte, la moyenne mesure : pretendray-ie vne desmesurée et prodigieuse vieillesse ? Tout ce qui vient au reuers du cours de nature, peut estre fascheux mais ce, qui vient selon elle, doibt estre tousiours plaisant. Omnia, quæ secundum naturam fiunt, sunt habenda in bonis. Par ainsi, dit Platon, la mort, que les playes ou maladies apportent, soit violente : mais celle, qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus legere, et aucunement delicieuse. Vitam adolescentibus vis aufert, senibus maturitas. La mort se mesle et confond par tout à nostre vie : le declin præoccupe son heure, et s’ingere au cours de nostre auancement mesme. I’ay des portraits de ma forme de vingt et cinq, et de trente cinq ans : ie les compare auec celuy d’asteure. Combien de fois, ce n’est plus moy : combien est mon image presente plus eslongnée de celles là, que de celle de mon trespas. C’est trop abusé de nature, de la tracasser si loing, qu’elle soit contrainte de nous quitter : et abandonner nostre conduite, nos yeux, nos dens, nos iambes, et le reste, à la mercy d’vn secours estranger et mandié : et nous resigner entre les mains de l’art, las de nous suyure.Ie ne suis excessiuement de-