Page:Montaigne - Essais, Didot, 1907, tome 3.djvu/678

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desapris en noz galeres, à se seruir de noz licts, et se despouiller pour se coucher.Si i’auois des enfans masles, ie leur desirasse volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna (qui n’a de moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde) m’enuoya dés le berceau, nourrir à vn pauure village des siens, et m’y tint autant que ie fus en nourrisse, et encores au delà me dressant à la plus basse et commune façon de viure : Magna pars libertatis est benè moratus venter. Ne prenez iamais, et donnez encore moins à vos femmes, la charge de leur nourriture laissez les former à la fortune, souz des loix populaires et naturelles laissez à la coustume, de les dresser à la frugalité et à l’austerité ; qu’ils ayent plustot à descendre de l’aspreté, qu’à monter vers elle. Son humeur visoit encore à vne autre fin. De me rallier auec le peuple, et cette condition d’hommes, qui a besoin de nostre ayde et estimoit que ie fusse tenu de regarder plustost, vers celuy qui me tend les bras, que vers celuy, qui me tourne le dos. Et fut cette raison, pourquoy aussi il me donna à tenir sur les fons, à des personnes de la plus abiecte fortune, pour m’y obliger et attacher.Son dessein n’a pas du tout mal succedé. Ie m’adonne volontiers aux petits ; soit pour ce qu’il y a plus de gloire : soit par naturelle compassion, qui peut infiniement en moy. Le party que ie condemneray en noz guerres, ie le condemneray plus asprement, fleurissant et prospere. Il sera pour me concilier aucunement à soy quand ie le verray miserable et accablé. Combien volontiers ie considere la belle humeur de Chelonis, fille et femme de Roys de Sparte ! Pendant que Cleombrotus son mary, aux desordres de sa ville, eut auantage sur Leonidas son pere, elle fit la bonne fille : se r’allie auec son pere, en son exil, en sa misere, s’opposant au victorieux. La chance vint elle à tourner ? la voila changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à son mary : lequel elle suiuit par tout, où sa ruine le porta : n’ayant ce me semble autre choix, que de se ietter au party, où elle faisoit le plus de besoin, et où elle se montroit plus pitoyable. Ie me laisse plus naturellement aller apres l’exemple de Flaminius, qui se prestoit à ceux qui auoyent besoin de luy, plus qu’à ceux qui luy pouuoient bien-faire que ie ne fais à celuy de Pyrrhus, propre à s’abaisser soubs les grands, et à s’enorgueillir sur les petits.Les