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tient si peu de compte que, dans sa République, il y fait participer les femmes et les enfants. Ce métier, volontairement embrassé, vous met à même de remplir des tâches et de courir tels risques que vous le jugez bon, suivant leur importance et l’éclat qui doit vous en revenir ; et si même vous venez à succomber pour la cause à laquelle vous vous êtes consacré, voyez combien « il est beau de mourir les armes à la main (Virgile) ». Craindre les périls communs auxquels tant de gens sont exposés, ne pas oser ce que tant d’âmes de toutes natures et le peuple entier osent, c’est le propre d’un cœur lâche et bas au delà de toute mesure ; se trouver en compagnie rassure même les enfants. D’autres peuvent vous surpasser en science, en grâce, en force, en fortune, cela tient à des causes étrangères auxquelles vous pouvez vous en prendre ; mais vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous, si vous vous montrez d’une fermeté d’âme inférieure à la leur. La mort est plus abjecte, plus languissante, plus pénible dans un lit que dans un combat ; la fièvre et les catarrhes sont aussi douloureux et mortels qu’un coup de feu. Celui qui est fait à supporter vaillamment les accidents de la vie ordinaire, n’a point à grandir son courage pour se faire soldat : « Vivre, mon cher Lucilius, c’est combattre (Sénèque). »

Montaigne était d’excellente constitution ; chez lui les maux du corps n’avaient que peu de prise sur l’âme. — Je ne me souviens pas d’avoir jamais eu la gale. Se gratter est une des satisfactions les plus douces que l’on puisse éprouver et qui est toujours à votre portée, mais ce qui s’ensuit est par trop importun ; c’est surtout à mes oreilles que je m’en prends, les ayant sujettes par moment à des démangeaisons.

Je suis né avec tous mes sens bien entiers, atteignant presque à la perfection. Mon estomac est facile et bon, ma tête solide et, le plus souvent, l’un et l’autre demeurent tels quand j’ai la fièvre ; j’ai de même l’haleine bonne. J’ai dépassé l’âge auquel chez certains peuples, et non sans quelque raison, il était tellement admis que la vie devait prendre fin après une durée déterminée, qu’ils n’admettaient pas que ce terme fût dépassé ; même maintenant, j’ai encore des moments, bien que courts et irréguliers, où je suis tellement en pleine possession de moi-même, que c’est presque la santé et le bien-être de ma jeunesse. Il n’est question ici, bien entendu, ni de vigueur, ni de jouissances intimes ; il n’y a pas de raison pour qu’elles se soient maintenues chez moi au delà des limites qui leur sont propres, et « mes forces ne me permettent plus de braver les intempéries du ciel à la porte d’une maîtresse (Horace) ». — Mon visage et mes yeux décèlent immédiatement ce qui se passe en moi, c’est par là que commencent tous les changements que j’éprouve ; ils s’y manifestent même plus violents qu’ils ne sont, et souvent je fais pitié à mes amis avant d’en ressentir la cause. Mon miroir ne me surprend pas quand il me met à même de constater de semblables transformations ; car, même dans ma jeunesse, il m’est