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leçon à ton aise. Pour te permettre de bien juger et de prendre ton parti en homme de cœur, elle t’expose l’état complet de la situation, en bien comme en mal, et dans un même jour le fait une vie tantôt allègre, tantôt insupportable. Si tu n’étreins pas la mort, du moins tu mets ta main dans la sienne une fois chaque mois, ce qui te donne l’espérance qu’un jour elle t’attrapera sans menace préalable. Tu auras été si souvent conduit jusqu’au port que, confiant qu’il en sera toujours ainsi, vous vous trouverez, toi et ta confiance, avoir passé l’eau sans vous en apercevoir. On n’est pas fondé à se plaindre des maladies qui partagent loyalement le temps avec la santé. »

Passant habituellement par les mêmes phases, on sait au moins avec elle à quoi s’en tenir ; et, si les crises sont particulièrement pénibles, quelle ineffable sensation quand d’un instant à l’autre le bien-être succède à la douleur ! — Je suis reconnaissant à la fortune de ce qu’elle me livre si souvent assaut avec les mêmes armes : elle m’y façonne, m’y dresse par l’usage, m’y endurcit et m’y habitue ; je sais à peu près maintenant à quelles conditions j’en suis quitte. Faute de mémoire naturelle, je m’en crée sur le papier ; dès qu’il survient dans mon mal quelque symptôme nouveau, je le mets par écrit, de telle sorte qu’à cette heure, étant passé par à peu près tous les cas qui peuvent se produire, si j’ai quelque doute sur ce qui me menace, je consulte, comme des livres sibyllins, ces notes décousues, où je ne manque jamais de trouver dans mon expérience du passé, quelque pronostic favorable qui me console. L’habitude me permet aussi d’espérer mieux pour l’avenir, car ces évacuations se produisent depuis si longtemps déjà, qu’il est à croire que la nature ne modifiera pas la façon dont elles s’opèrent et qu’il ne m’adviendra rien de pire que ce que je ressens. En outre, les effets de cette maladie s’accordent assez avec mon tempérament vif et aimant à en venir promptement au fait. Quand ses attaques sont peu intenses, elle me fait peur, parce qu’alors elles se prolongent ; si au contraire, sans que je les aie provoqués, ses accès sont violents etbien francs, elle me secoue de fond en comble, mais ce n’est l’affaire que d’un jour ou deux. — Mes reins sont demeurés quarante ans sans que j’en souffre ; depuis tantôt quatorze ans cela a changé. Nous avons nos périodes de maladie, comme il y a des périodes de santé, et peut-être cel accident touche-t-il à sa fin. L’âge a affaibli la chaleur de mon estomac ; la digestion s’en trouvant moins bien faite, les matières arrivent aux reins moins bien travaillées ; pourquoi ne pourrait-il pas arriver qu’un phénomène venant à affaiblir la chaleur des reins au point qu’ils ne puissent plus produire ces concrétions pierreuses, la nature doive pourvoir à cette purgation par une autre voie ? Les ans ont incontestablement tari en moi bien des rhumes ; pourquoi ne tariraient-ils pas aussi ces résidus dont se forme le gravier ? — Autre considération Est-il rien de si doux que cette soudaine transformation, quand d’une douleur excessive j’en arrive, après l’é-