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respirent et la lumière qui les éclaire (Pseudo-Gallus). » Si les médecins ne font pas d’autre bien, ils font du moins qu’ils préparent de bonne heure les patients à la mort, en sapant peu à peu et réduisant en eux l’usage de ce que nous offre la vie.

Que je fusse bien portant ou malade, je me suis d’ordinaire laissé aller à satisfaire mes appétits ; je donne une grande autorité à mes désirs et à mes penchants ; je n’aime pas à guérir le mal par le mal, et je hais les remèdes qui m’importunent plus que la maladie. Être sujet à la colique et obligé de m’abstenir du plaisir de manger des huitres, sont deux maux au lieu d’un ; le mal nous tiraille d’un côté, le régime de l’autre. Puisqu’on est exposé à des mécomptes, courons plutôt la chance que ce soit après avoir donné satisfaction à ce qui nous cause du plaisir. Le monde fait les choses au rebours : il s’imagine que rien ne peut être utile, s’il n’est en même temps pénible ; ce qui est facile, lui est suspect. Mon appétit, en plusieurs choses, s’est de lui-même assez heureusement accommodé de ce qui convient à la santé de mon estomac ; quand j’étais jeune, les sauces piquantes et relevées m’étaient agréables ; depuis, mon estomac s’en est fatigué et mon goût a aussitôt fait de même. Le vin nuit aux malades, c’est la première chose dont je me dégoûte et la répugnance que j’en éprouve est insurmontable. Tout ce que je prends de désagréable m’est nuisible ; et rien ne me nuit, quand j’en ai envie et que cela me sourit. — Aucun acte qui m’était tout à fait agréable ne m’a causé de dommage ; aussi m’est-il arrivé de faire céder à mon plaisir, dans une large mesure, n’importe quelle ordonnance médicale ; et, tout jeune, « alors que couvert d’une robe éclatante, l’Amour voltigeait sans cesse autour de moi (Catulle) », je me suis prêté aussi licencieusement et inconsidérément qu’un autre aux désirs qui m’étreignaient, « et ai acquis quelque gloire dans ce genre de combat (Horace) » plus, toutefois, par la persistance et la durée de mon attachement que par ma vigueur : « À peine si je me souviens d’y avoir triomphe jusqu’à six fois consécutives (Ovide). » Il y a certes du malheur et du miracle à confesser combien j’étais jeune quand, pour la première fois, je me rencontrai asservi à ses lois ; ce fut bien un effet du hasard, car c’était longtemps avant d’être en âge de pouvoir distinguer et choisir ; mes souvenirs sur ce qui me touche ne remontent pas si loin, et mon cas peut marcher de pair avec celui de Quartilla, qui ne se souvenait pas de sa virginité : « Aussi ai-je eu de bonne heure du poil sous l’aisselle, et ma barbe précoce étonna ma mère (Martial). » — Les médecins font ployer, le plus souvent avec utilité, leurs prescriptions devant la violence des envies excessives qui se produisent chez leurs malades ; nul désir intense ne peut être imaginé si étrange et si pernicieux, que la nature ne le fasse tourner à notre avantage. Et puis, que de contentement dans la satisfaction d’une fantaisie ! cela, suivant moi, importe par-dessus tout, ou au moins plus que toute autre considération. Les maux les plus graves et les plus ordinaires sont ceux qui proviennent du fait de notre imagination ; et ce dicton