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gâte les heures les plus douces de l’existence ! Attachons-nous par tous les moyens à ce que nous possédons ; le plus souvent on s’affermit dans la possession, en s’y opiniàtrant, et on corrige son tempérament, comme fit César, qui triompha du haut mal à force de le mépriser et de lui résister. On doit adopter les règles qui sont les meilleures mais non s’y assujettir, sauf à celles, s’il en existe, dont l’observation est obligatoire et utile.

Les rois et les philosophes ont journellement à vider leurs intestins ; il en est de même des plus grandes dames. Ceux dont la vie se passe en public, se doivent de garder un certain décorum ; la mienne est obscure, ne relève que de moi et bénéficie par suite de toutes les libertés qui sont dans la nature ; en outre, je suis soldat et gascon, un peu sujets l’un et l’autre à l’indiscrétion ; je puis donc dire de cet acte ce que j’en pense. Il faut s’y livrer la nuit, à des heures déterminées ; on y arrive par l’habitude en s’y astreignant ainsi que j’y suis parvenu. Mais il ne faut pas s’asservir, comme je l’ai fait en vieillissant, à avoir besoin de local et de siège spécialement aménagés pour cet usage, ni s’en trouver empêché parce que, par paresse, on aura trop différé ; toutefois, on est bien un peu excusable de rechercher du soin et de la propreté là comme ailleurs, même quand il s’agit des choses les plus malpropres : « l’homme est de sa nature un animal propre et délicat (Sénèque) ». De toutes les fonctions naturelles, c’est celle dans laquelle il m’est le plus pénible d’être interrompu. J’ai vu beaucoup de gens de guerre incommodés par le déréglement de leur ventre ; le mien et moi n’avons jamais failli au moment précis, qui est au saut du lit, sauf quand une pressante occupation ou une maladie nous dérangent.

Ce que les malades ont de mieux à faire, c’est de ne rien changer à leur mode de vie habituel ; lui-même ne s’est jamais abstenu de ce qui lui faisait envie ; il en a été ainsi des plaisirs de l’amour, qu’il a commencé si jeune à connaître que ses souvenirs ne remontent pas jusque-là. — Je ne juge donc pas, comme je l’ai dit, que les malades puissent mieux assurer leur rétablissement autrement qu’en s’en tenant au genre de vie dans lequel ils ont été nourris et élevés ; tout changement, quel qu’il soit, nous étonne et nous blesse. Pouvez-vous croire que les châtaignes puissent faire mal à un Périgourdin ou à un Lucquois, le lait et le fromage aux gens de la montagne ? En les leur interdisant, non seulement vous changez leur mode d’existence, mais vous leur en imposez un contraire au leur ; c’est une modification à laquelle même un homme bien portant ne saurait résister. Ordonnez à un Breton qui a soixante-dix ans, de ne boire que de l’eau ; enfermez un homme de mer dans une étuve ; défendez la promenade à un domestique basque, c’est les priver de mouvement et finalement d’air et de lumière : « La vie est-elle d’un si grand prix, qu’on nous force à renoncer à cesser de vivre pour prolonger notre existence ? car je ne pense pas qu’il faille mettre au nombre des vivants, ceux auxquels on rend incommode l’air qu’ils